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Pierre LOUŸS, Le Crépuscule des Nymphes
Publication posthume, 1925









LÊDA
ou
La LOUANGE des BIENHEUREUSES TÉNÈBRES
(1894)



À mon ami André Gide

Et les noires forests espaisses de ramées,
Et du bec des oiseaux les roches entamées.

   Pierre de RONSARD


On n’y voyait presque plus. Une invisible Artémis chassait sous le croissant penché, derrière les branches noires qui pullulaient d’étoiles. Les quatre Corinthiennes restaient couchées dans l’herbe près des trois jeunes hommes ; et l’on ne savait plus très bien si la dernière oserait parler après les autres tant l’heure était au silence.

Les contes ne doivent être dits qu’en plein jour. Dès que l’ombre est entrée quelque part, on n’écoute plus les voix fabuleuses parce que l’esprit fugitif se fixe et se parle à lui-même avec ravissement.

Chacune des femmes étendues avait déjà un compagnon secret dont elle créait le charme à l’image réelle de son désir enfantin. Pourtant, elles ouvrirent toutes les yeux dans l’obscurité quand le grave Mélandryon dit ces premières paroles :

« Je vous conterai l’histoire du Cygne et de la petite nymphe qui vivait sur les bords du fleuve Eurotas. C’est à la louange des bienheureuses ténèbres. »

Il se releva, mais à demi, et s’appuya d’une main dans l’herbe, et voici comment il parla :

____________

Chapitre 1

En ce temps-là, il n’y avait pas de tombeaux sur les routes, ni de temples sur les collines.

Les hommes n’existaient guère : on n’en parlait pas. La terre se livrait à la joie des dieux, et favorisait la naissance des divinités monstrueuses. C’est le temps où l’Echidna enfanta la Chimère, et Pasiphaé le Minotaure. Les petits enfants pâlissaient dans les bois, sous l’effroi du vol des dragons.

Or, sur les bords humides du fleuve Eurotas, où les bois sont tellement épais qu’on n’y voit jamais la lumière, vivait une jeune fille extraordinaire, qui était bleuâtre comme la nuit, mystérieuse comme la lune mince, et douce comme la voie lactée. C’est pourquoi on la nommait Lêda.

Elle était vraiment presque bleue, car le sang des iris coulait dans ses veines, et non comme aux vôtres le sang des roses. Ses ongles étaient plus bleus que ses mains, ses papilles plus bleues que sa poitrine, ses coudes et ses genoux tout à fait azurés. Ses lèvres brillaient de la couleur de ses yeux, qui étaient bleus comme l’eau profonde. Quant à ses cheveux en liberté, ils étaient sombres et bleus autant que le ciel nocturne et vivaient le long de ses bras, si bien qu’elle paraissait ailée.

Elle n’aimait que l’eau et la nuit.

Son plaisir était de marcher sur les spongieuses prairies des rives, où l’on sentait l’eau sans la voir, et ses pieds nus avaient des frissons de bonheur à se mouiller obscurément.

Car elle ne se baignait pas dans la rivière, de peur des jalouses naïades, et d’ailleurs elle n’eût pas voulu se livrer à l’eau tout entière. Mais qu’elle aimait se mouiller ! Elle mêlait au courant rapide l’extrême boucle de sa chevelure et la collait sur sa peau pâle avec des dessins lentement recourbés. Ou bien elle prenait dans le creux de sa main un peu de la fraîcheur du fleuve qu’elle faisait couler entre ses jeunes seins jusqu’au pli de ses jambes rondes où il se perdait. Ou encore elle se couchait en avant sur la mousse trempée pour boire doucement à la surface de l’eau, comme une biche silencieuse.

Telle était sa vie, et de penser aux satyres. Il en venait quelquefois par surprise, mais qui s’enfuyaient effrayés, car ils la prenaient pour Phoebé, sévère à ceux qui la voient nue. Elle aurait voulu leur parler, s’ils se fussent arrêtés près d’elle. Le détail de leur aspect la remplissait d’étonnement. Une nuit qu’elle avait fait quelques pas dans la forêt, parce que la pluie était tombée et que la terre était torrentielle, elle avait vu de près un de ces demi-dieux endormi ; mais elle avait pris peur à son tour et était revenue tout à coup. Depuis, elle y passait par intervalles et s’inquiétait des choses qu’elle ne comprenait pas.

Elle commençait à se regarder aussi, se trouvait elle-même mystérieuse. Ce fut l’époque où elle devint très sentimentale et pleura dans ses cheveux.

Quand les nuits étaient claires, elle se regardait dans l’eau. Une fois elle pensa qu’il serait mieux de réunir et de rouler sa chevelure ensemble pour dénuder sa nuque qu’elle sentait jolie dans sa main caressante. Elle choisit un jonc souple pour serrer son chignon bleu et se fit une couronne tombante avec cinq larges feuilles aquatiques et un nénuphar languissant.

D’abord elle prit plaisir à se promener ainsi. Mais on ne la regardait pas, puisqu’elle était seule. Alors elle devint malheureuse et cessa de jouer avec elle-même.

Or, son esprit ne se connaissait pas, mais son corps attendait déjà le battement des ailes du Cygne.

____________

Chapitre 2

Un soir, comme elle s’éveillait à peine et songeait à reprendre son rêve parce qu’un long fleuve de jour jaune luisait encore derrière la nuit de la forêt, son attention fut attirée par le bruit des roseaux près d’elle, et elle vit l’apparition d’un Cygne.

Le bel oiseau était blanc comme une femme, splendide et rose comme la lumière, et rayonnant comme un nuage. Il semblait l’idée même du ciel de midi, sa forme, son essence ailée. C’est pourquoi il se nommait Dzeus.

Lêda le fut considérer, qui volait en marchant un peu. De loin, il tournait autour de la nymphe, et la regardait de côté. Quand il fut tout auprès, il s’approcha encore et, se haussant sur ses larges pattes rouges, étendit le plus haut qu’il put la grâce onduleuse de son col, devant les jeunes cuisses bleuâtres et jusqu’au doux pli sur la hanche.

Les mains étonnées de Lêda prirent avec soin la petite tête et l’enveloppèrent de caresses. L’oiseau frémissait de toutes ses plumes. Dans son aile profonde et moelleuse, il serrait les jambes nues et les faisait plier. Lêda se laissa tomber à terre.

Et elle se mit les deux mains sur les yeux. Et elle n’avait ni frayeur ni honte, mais une inexplicable joie, et son cœur battait à faire lever ses seins.

Elle ne devinait pas ce qui allait arriver. Elle ne savait pas ce qui pouvait arriver. Elle ne comprenait rien, pas même pourquoi elle était heureuse. Elle sentait le long de ses bras la souplesse du col du Cygne.

Pourquoi était-il venu ? Qu’avait-elle fait pour qu’il vînt ? Pourquoi ne s’était-il pas enfui comme les autres cygnes sur le fleuve ou les satyres de la forêt ? Depuis ses premiers souvenirs elle avait toujours vécu seule. Aussi n’avait-elle pas beaucoup de mots pour penser, et l’événement de cette nuit-là était si déconcertant... Ce Cygne... ce Cygne... Elle ne l’avait pas appelé, elle ne l’avait même pas vu, elle dormait. Et il était venu.

Elle n’osait plus du tout le regarder et ne bougeait pas, de peur de le faire envoler. Elle sentait sur le feu de ses joues la fraîcheur de son battement d’ailes.

Bientôt il sembla reculer et ses caresses s’altérèrent. Lêda s’ouvrait à lui comme une fleur bleue du fleuve. Elle sentait entre ses genoux froids la chaleur du corps de l’oiseau. Tout à coup, elle cria : Ah ! ... Ah ! ... et ses bras tremblèrent comme des branches pâles. Le bec l’avait affreusement pénétré et la tête du Cygne se mouvait en elle avec rage, comme s’il mangeait ses entrailles, délicieusement.

Alors ce fut un long sanglot de félicité abondante. Elle laissa tomber en arrière sa tête fiévreuse aux yeux fermés, arracha de l’herbe avec ses doigts et crispa sur le vide ses petits pieds convulsifs, qui s’épanouirent dans le silence.

Longtemps elle resta immobile. Au premier geste qu’elle fit, sa main rencontra au-dessus d’elle le bec ensanglanté du Cygne.

Elle s’assit et vit le grand oiseau blanc devant le frisson clair du fleuve.

Elle voulut se lever : l’oiseau l’en empêcha.

Elle voulut prendre un peu d’eau dans le creux de sa main et fraîchir sa douleur joyeuse : l’oiseau l’arrêta de son aile.

Elle le mit alors dans ses bras et couvrit de baisers les plumes touffues, qui se hérissaient sous sa bouche. Puis elle s’étendit sur la rive et dormit profondément.

Le lendemain matin, comme le jour commençait, une sensation nouvelle l’éveilla brusquement, et il lui sembla que quelque chose se détachait de son corps. Et c’était un grand œuf bleu qui avait roulé devant elle, éclatant comme une pierre de saphyr.

Elle voulut le prendre et jouer avec, ou même le faire cuire dans la cendre chaude comme elle avait vu que faisaient les satyres, mais le Cygne le saisit dans son bec et l’alla déposer sous une touffe de roseaux penchés. Il étendit sur lui ses ailes déployées en regardant Lêda fixement, et d’un vol droit vers le ciel monta si haut et lentement, qu’il disparut dans l’aube grandissante avec la dernière étoile blanche.

____________

Chapitre 3

Lêda espérait qu’aux prochaines étoiles montantes le Cygne reviendrait vers elle, et elle l’attendit dans les roseaux du fleuve, près de l’œuf bleu qui était né de leur union miraculeuse.

L’Eurotas était peuplé de cygnes, mais celui-là n’y était plus. Elle l’aurait reconnu entre mille, et même en fermant les yeux elle l’aurait senti s’approcher. Mais il n’y était plus, elle en était bien sûre.

Alors elle ôta sa couronne de feuilles d’eau, la laissa choir dans le courant, et défit sa chevelure bleue et y pleura.

Quand elle essuya ses yeux et regarda, un satyre était là, qu’elle n’avait pas entendu marcher.

Car elle n’était plus semblable à Phoebé. Elle avait perdu sa virginité. Les satyres n’auraient plus peur d’elle.

D’un bond, elle fut sur ses pieds et recula effarouchée.

L’oegipan lui dit doucement :

« Qui es -tu ?

– Je suis Lêda », répondit-elle.

Il se tut un instant, puis reprit :

« Pourquoi n’es-tu pas comme les autres nymphes ? Pourquoi es-tu bleue comme l’eau et la nuit ?

– Je ne sais pas. »

Il la regardait très étonné.

« Qu’est-ce que tu fais là, toute seule ?

– J’attends le Cygne. »

Et elle regardait vers le fleuve.

« Quel Cygne ? demanda-t-il.

– Le Cygne. Je ne l’avais pas appelé, je ne l’avais pas vu, et il est venu. Je suis si étonnée. Je vais te dire. »

Elle lui raconta ce qui s’était passé, et elle écarta les roseaux pour lui montrer l’œuf bleu du matin.

Le satyre comprit. Il se mit à rire et donna des explications grossières qu’elle arrêtait à chaque mot en lui mettant la main sur la bouche, et elle criait :

« Je ne veux pas savoir. Je ne veux pas. Oh ! Oh ! tu m’as appris. Oh ! est-ce possible ! Maintenant, je ne pourrai plus l’aimer, et je serai malheureuse à mourir. »

Il la saisit par le bras, passionnément.

« Ne me touche pas ! pleura-t-elle. Oh ! que j’étais heureuse ce matin ! Je ne comprenais pas combien j’étais heureuse ! Maintenant s’il revient je ne l’aimerai plus ! Maintenant tu m’as dit ! Ah que tu es méchant ! »

Il l’enlaça tout à fait et lui caressa les cheveux.

« Oh ! Non ! Non ! Non ! ... Non ! cria-t-elle encore. Oh ! pas toi ! Oh ! pas cela ! Oh ! le Cygne ! S’il revenait... Hélas ! Hélas ! tout est fini, tout est fini. »

Elle restait les yeux ouverts, sans pleurer, et la bouche ouverte et les mains tremblantes d’effarement.

« Je voudrais mourir. Je ne sais pas même si je suis mortelle. Je voudrais mourir dans l’eau, mais j’ai peur des naïades, et qu’elles ne m’entraînent avec elles. Oh ! qu’ai-je fait ! »

Et elle sanglota bruyamment sur son bras.

Mais une voix grave parla devant elle, et comme elle ouvrit les yeux, elle vit le dieu du fleuve couronné d’herbes vertes et qui sortait à demi des eaux, appuyé sur un gouvernail de bois clair.

Il disait :

« Tu es la nuit. Et tu as aimé le symbole de tout ce qui est lumière et gloire, et tu t’es unie à lui.

« Du symbole est né le symbole et du symbole naîtra la Beauté. Elle est dans l’œuf bleu qui est sorti de toi. Depuis le commencement du monde, on sait qu’elle s’appellera Hélène ; et celui qui sera le dernier homme connaîtra qu’elle a existé.

« Tu as été pleine d’amour parce que tu as tout ignoré. C’est à la louange des bienheureuses ténèbres.

« Mais tu es la femme aussi, et dans le soir du même jour, l’homme aussi t’a fécondée.

« Tu portes en toi l’être obscur qui ne serait rien que lui-même et que son père n’a pas prévu et que son fils ignorerait. J’en prendrai le germe dans mes eaux. Il restera dans le néant.

« Tu as été pleine de haine parce que tu as tout appris. Et je te ferai tout oublier. C’est à la louange des bienheureuses ténèbres. »

Elle ne comprit pas bien ce qu’il avait dit, mais elle le remercia en pleurant.

Elle entra dans le lit du fleuve s’y purifier du satyre et quand elle revint sur la berge, elle avait perdu tout souvenir de sa douleur et de sa joie.





Mélandryon ne parlait plus. Les femmes restaient silencieuses. Pourtant, Rhéa vint à demander :

« Et Kastôr et Polydeukès ? Tu n’en as rien dit. C’étaient les frères d’Hélène.

– Non. C’est une mauvaise légende, ils ne sont pas intéressants. Hélène seule est née du Cygne.

– Comment le sais-tu ?

–...

– Et pourquoi dis-tu que le Cygne l’a blessée avec son bec? Cela n’est pas dans la légende et ce n’est pas vraisemblable... Et pourquoi dis-tu que Lêda était bleue comme l’eau dans la nuit ? Tu as une raison pour le dire.

– N’as-tu pas entendu les paroles du Fleuve ? Il ne faut jamais expliquer les symboles. Il ne faut jamais les pénétrer. Ayez confiance. Ah ! ne doutez pas. Celui qui a figuré le symbole y a caché une vérité, mais il ne faut pas qu’il la manifeste, ou alors pourquoi la symboliser ?

« Il ne faut pas déchirer les Formes, car elles ne cachent que l’Invisible. Nous savons qu’il y a dans ces arbres d’adorables nymphes enfermées, et pourtant quand le bûcheron les ouvre, l’hamadryade est déjà morte. Nous savons qu’il y a derrière nous des satyres dansants et des nudités divines, mais il ne faut pas nous retourner : tout aurait déjà disparu.

« C’est le reflet onduleux des sources qui est la vérité de la naïade. C’est le bouc debout au milieu des chèvres qui est la vérité du satyre. C’est l’une ou l’autre de vous toutes qui est la vérité d’Aphrodite. Mais il ne faut pas le dire, il ne faut pas le savoir, il ne faut pas chercher à l’apprendre. Telle est la condition de l’amour et de la joie. C’est à la louange des bienheureuses ténèbres. »






ARIANE
ou
Le CHEMIN de la PAIX ÉTERNELLE
(1894)



À Henri de Régnier


Chapitre 1

Une forêt de cèdres.

Le soir.

Sept jeunes hommes et sept jeunes filles marchaient, se tenant par la main.

Ils étaient venus de l’Attique, sur un navire aux voiles noires.

Et l’un d’eux était Thésée, fils d’Aegée, fils de Pandiôn, fils de Kekrôps, fils d’Érekhthée.

Palmes vertes ! couronnes de chêne ! cris ! triomphes ! lauriers ! mains tendues ! accompagnez le Héros...

Accompagnez le Héros...

Ils étaient venus de l’Attique sur un navire aux voiles noires.

Et tous, durant la traversée funèbre, ils s’étaient fiancés deux à deux pour se retrouver au-delà de la mort dans les molles prairies d’asphodèles.

Au-delà de l’horrible mort que leur destinait le Taureau humain, fruit de la honte de Pasiphaë.

Ils s’étaient fiancés. Cependant deux d’entre eux restaient solitaires : le héros Thésée, confiant en ses mains, et la vierge Myris qui marchait auprès de lui.

Et le soir montait de la terre.

Sous le feuillage horizontal des cèdres, à travers la forêt clair-plantée, les rayons allongés du couchant s’étendaient comme des lames d’épées impalpables et transparentes.

Les condamnés, deux à deux, traversaient lentement ces grandes armes du soleil. Ils savaient exactement combien ils en rencontreraient jusqu’à l’entrée du Labyrinthe. Et après la dernière ce serait la nuit terrible.

Du moins, ils le croyaient ainsi, mais Thésée, et Myris en lui, avaient d’autres certitudes.

Ils marchaient.

Ils marchaient.

Ils arrivèrent enfin.

Mais ils n’avaient pas encore dépassé le dernier rayon du soleil quand ils entendirent, en arrière, un pas rapide sur les feuilles mortes.

Ils se retournèrent : une femme était là, arrêtée.

Elle était de belle stature, bien chaussée de courroies étroites et vêtue de la tunique courte des suivantes d’Artémis. L’étoffe blanche, attachée aux épaules par deux agrafes d’or repoussé, était serrée à la ceinture et laissait découverts ses genoux délicats. Un diadème d’argent brillait sous le riche ornement de ses cheveux, dont les uns étaient tressés et coordonnés, les autres retroussés et noués à la Laconienne, avec plus de grâce que d’artifice. Et dans ses yeux, si bruns et si clairs tout ensemble, une telle fierté se laissait voir, qu’elle parut à tous être la princesse de Krête, Ariane, fille de Minos, et petite-fille du Soleil.

Elle fit un signe : Thésée s’approcha. Elle fit un autre signe: les autres s’écartèrent et revinrent un peu sur leurs pas, jusqu’à une trouée de flamme qui venait du plus rouge occident.

Elle, haletante encore et les joues chaudes, sourit en fermant les paupières à demi. Elle étendit les bras, écarta sur les tempes du Héros ses boucles noires trop amassées...

« Tu es beau », dit-elle avec joie. Il se tut.

Elle n’y prit pas garde et poursuivit : « Ah ! je sais bien que tu vas tuer le Minotaure et que tous les Dieux pèseront sur ta main quand tu fracasseras sur la pierre le mufle farouche et hargneux. Mais comment sortirais-tu de cette inextricable crypte ? Vainqueur et portant à poing haut la tête dégouttante du Solitaire, tu mourrais dans les avenues closes, entre deux murs toujours les mêmes, et ce que la Force aurait accompli, l’Oubli sourd le laisserait périr. Tu ne sais pas que ce palais est un tourbillon de pierre et que celui qui s’y engage ne peut plus s’en dégager. Mais j’ai pensé à toi, fils d’Aegée Pandionide, et dans l’intervalle de mes seins je t’apporte le salut. »

Elle glissa la main dans sa tunique, et en tira un peloton vert.

« Voici, dit-elle. C’est mon fil de Milet. Il est fin comme un de mes cheveux, et long comme le tour de l’île. Avec lui j’aurais tissé des chemises vertes pour toutes les nymphes de cette forêt, ou un voile flottant pour la mer. Prends-le. Tu le dévideras tout entier jusqu’au séjour reculé du Monstre. Et tu le suivras pour revenir vers le jour. »

Elle se tourna du côté des victimes.

« Allez, cria-t-elle. Vous êtes sauves. »

Elles s’enfuirent. Myris ne partit point.

Thésée reçut le peloton de fil et demanda :

« Qui es-tu ?

– Je suis à toi.

– Ne puis-je te nommer ?

– Ariane, sept fois fille de Dzeus par les aïeules de mon père qui est Minos, roi de la Krête. Mais si un autre nom te plaît, dis-le, ce sera le mien. »

Comme s’il se penchait sur l’orient, il regarda les yeux d’Ariane. Et sans parler davantage, il pénétra dans le labyrinthe.

« Thésée ! Thésée ! » Elle appelait.

« Thésée, arrête-toi ! je ne puis attendre ; je veux aller ! Je veux te voir ! Oh ! je suis curieuse d’assister à ta victoire sanglante. Entre ! C’est moi qui porterai le fil, et quand tu auras terrassée la Bête, je baiserai tes belles mains meurtries par les cornes et tu seras mon époux sur le lieu de ton triomphe. »

Quand elle entra sur ses pas dans la nuit dédalienne, elle fixa sur une roche le bout pendant du fil vert ; mais quand elle sortit au bras du Héros, laissant fuir le fil dans sa main fermée, la borne qui les rattachait à la vie était le pauvre corps de Myris étranglée.

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Chapitre 2

Entre les forêts et la mer.

Le matin.

Une petite plage ronde, pure et jaune.

Ariane endormie dans l’île de Naxos s’éveilla sans ouvrir les yeux, car elle voulait repasser dans son esprit tout ce qui était arrivé depuis le premier jour où la vue de Thésée avait fait naître en elle-même une seconde Ariane inconnue.

Les cèdres, les épées solaires, l’ouverture du gouffre bâti, les victimes vêtues de blanc, le Héros sans armes ni casque, le fil, la borne, l’avenue, les circuits brusquement coudés, l’interminable descente, l’interminable montée, la Bête, les nasaux baveux, les cornes, les mains monstrueusement larges, la lutte courte, le sang sur la terre, le retour à travers les ténèbres, la revue adorée du jour, la rosée sur le bout des herbes, le soir sur le sommet des cèdres, la marche molle, le départ, le premier mouvement du vaisseau, l’odeur de la mer, la couleur de la nuit, la fraîcheur de l’aube, et le second jour, et le second crépuscule et le débarquement.

Elle savait qu’elle avait dormi près du Tueur, côte à côte avec sa gloire, et elle s’éveillait dans une félicité parfaite, devant l’horizon d’une vie également heureuse et certaine.

Sa main s’étendit. Sa main retomba sur la terre. Sa main chercha, tourna, recula, étonnée. Toujours l’herbe ou le sable ou les fleurs froides ou la boue.

Elle appela :

« Thésée ! »

Elle ouvrit les yeux, et la bouche, et elle se dressa et elle leva les deux bras et une sueur affreuse glissa de ses cheveux. Ni auprès d’elle, ni devant elle, ni à ses pieds, ni dans ses bras...

Elle courut vers la mer, le vaisseau était démarré.

Loin, moitié sur le ciel et moitié sur les flots, un petit oiseau noir s’enfuyait, nef rapide qui portait la fortune de Thésée, si loin que la vue même le distinguait à peine et que le cri désespéré mourut avant de l’atteindre.

Folie ! elle entra dans la mer, jetant sa tunique aux galets. Les vagues heurtaient ses cuisses frissonnantes. L’eau monta jusqu’à son ventre.

Elle cria :

« Ô Poseïdôn, Roi des champs glauques, Pasteur des flots ! soulève-moi, emporte-moi jusqu’à celui qui est moi-même ! ... »

Poseïdôn l’entendit mais ne l’exauça pas. Une eau miraculeuse ravit Ariane plaintive, et la jeta doucement sur la mousse épaisse.

Et le vaisseau avait pour toujours disparu derrière le mur de la mer.

Au même instant, un grand bruit, la foule, les cris affolés, le craquement du sol des forêts.

« Io ! Évoé ! Qui est dans le chemin, qui est dans le chemin ? »

Les Bakkhantes dévalaient de la montagne, et les Satyres et les Pans, et le cortège bousculé sous les thyrses.

« Qui est dans le chemin ! Qui est dans la demeure ! Iakkhos ! Iakkhos ! Évoé ! »

Elles portaient des peaux de renard attachées sur l’épaule gauche.

Leurs mains agitaient des branches d’arbre et secouaient des guirlandes de lierre. Leurs chevelures étaient si pesantes de fleurs que leurs nuques se pliaient en arrière ; les plis de leurs seins étaient des ruisseaux de sueur, les reflets de leurs cuisses étaient des soleils couchants, et leurs hurlements se mouchetaient de bave envolée.

« Iakkhos ! Dieu beau ! Dieu fort ! Dieu vivant ! Iakkhos ! mène l’orgie ! Iakkhos ! fouette et guide ! Exaspère la multitude ! Refoule la cohue et les pieds rapides ! Nous sommes à toi ! Nous sommes ton souffle ! Nous sommes tes désirs turbulents ! »

Et voici : soudain elles aperçurent Ariane.

Alors elles se précipitèrent, elles lui prirent les bras et les jambes, elles tordirent ses cheveux désolés ; la première saisit la tête, et pesant du pied sur l’épaule, l’arracha comme une fleur lourde ; et les autres écartelaient les membres, et la sixième déchirant le ventre, en tira la matrice petite, et la septième, fonçant la poitrine, déracina le cœur vomissant.

Le Dieu, le Dieu parut !

Elles se ruèrent sur lui, brandirent leurs trophées...

Il était nu, couronné de pampre. Une peau de faon pendait sur ses reins. Il tenait une coupe de buis.

Il dit :

« Laissez ces pauvres membres. »

Les Bakkhantes les jetèrent sur le sol, et, chassées par un geste, s’enfuirent brusquement dans la montagne, comme un troupeau piqué des taons.

Alors, il pencha sa coupe creuse qui ruissela merveilleusement ; et les membres se réunirent, et le cœur revécut tout à coup, et Ariane égarée se souleva sur la main.

« Ô Dionysos ! », dit-elle.

La nuit claire et sombre était dans la mer.

Le Dieu tendit les doigts en avant et parla, d’une voix grave et tendre.

« Lève-toi ! je suis le réveil.
« Lève-toi ! je suis la vie.
« Donne-moi la main…
« Viens avec moi…
« Voici le Chemin de la Paix Éternelle... »



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Chapitre 3

Un ravin haut et nu.

La nuit.

Le calme.

« Qu’est-il devenu ? demandait Ariane. Je ne sais plus son nom, et pourtant je me rappelle qu’il m’a laissée.

– Il fallait, répondait le dieu, il fallait qu’il te laissât, car telle est la loi de l’amour en qui tu t’étais confiée. Ceux qui demanderont ne seront pas aimés ; ceux qui seront aimés s’en iront.

Et c’est pourquoi tu te trompais. Mais aujourd’hui tu es dans la vraie route, sur le Chemin de la Paix Éternelle.

– Ô Roi Dionysos, quelle est donc cette paix ?

– Ne la sens-tu pas ?

– Il est vrai. Je ne suis plus Ariane. Je ne sens plus les pierres ni les feuilles sous mes pieds autrefois meurtris. Je ne sens même plus la fraîcheur de l’air. Je sens ta main.

– Cependant, je ne te touche pas...

– Où me mènes-tu, dieu adoré ?

– Tu ne verras plus jamais le soleil trop éclatant ni la nuit trop ténébreuse. Tu ne sentiras plus la faim ni la soif, ni l’amour, ni la fatigue. Et le pire des maux, la crainte de la mort, Ariane, tu en est délivrée, car en vérité tu es déjà morte. Et vois, quelle félicité !

– Oh ! eussé-je pensé qu’on pût être heureuse sans le pernicieux Amour.

– Regarde-moi...

– Je te vois sans cela. Je te vois. Ô Sauveur ! où me conduis-tu ?

– Le pays que tu vas hanter est indécis, crépusculaire, uniforme, incolore, léger. L’herbe y est pareille aux fleurs, aussi pâle que le ciel et l’eau. L’air est pour toujours immobile ; et la clarté, mystérieuse comme un jour d’hiver ou une nuit d’été. On ne sait si le jour monte de la terre ou descend du firmament bas. Les bourgeons n’éclosent jamais, les corolles ne tombent plus, il n’y a pas d’oiseaux dans les branches, et le bruit de six milliards d’âmes est un silence inexprimable. Tu n’auras plus d’yeux : pourquoi verrais-tu ? Tu n’auras plus de mains : à quoi bon toucher? Tu n’auras plus de lèvres, tu seras délivrée du baiser. Mais l’ombre de la réalité subsistera autour de toi, la survie est un rêve sans joie et sans chagrin ; sans désir et sans jouissance, tu ne connaîtras plus la douleur.

– Habiteras-tu aussi le pays que tu me promets enfin ?

– Je suis le Dominateur des ombres, le Maître de l’Eau Infernale. Je siège sur un thrône de ténèbres ; mon doigt levé attire à lui les âmes, et du plus lointain du monde, elles viennent tournoyer, faiblir, battre de l’aile sous mon regard. Je porte une couronne de pampre, car ainsi que le raisin coupé revit sous les pieds dans le pressoir et ruisselle en vin écarlate, ainsi l’angoisse de la mort se transfigure à miracle dans l’ivresse de la résurrection. Et je tiens à la main un épi de blé mûr, car de même que le grain pourri renaît dans la terre nourricière et pousse en herbe vivace, de même la douleur et l’inquiétude germent, fleurissent, s’extasient, dans la grande paix éternelle, où tu vas.

– Y serai-je loin de toi, pauvre âme isolée dans la multitude ?

– Non : tu règneras, toi aussi, à mes côtés, ô Reine aux belles tresses ! et tu reflèteras sur ta face le calme ineffable des prairies souterraines. C’est toi que les âmes mortes verront la première, et tu auras cette joie qui est refusée aux Dieux mêmes, de contempler la naissance de la béatitude dans les yeux calmes pour toujours des incorruptibles Esprits.

– Ô Dionysos ! ... »

Et elle leva les bras vers lui.


« Est-ce tout ? dit Philinna.

– Je n’en dirai pas plus. »

Et Rhéa déconcertée :

« Mais c’est Perséphone qui est reine des enfers !

– Oui », dit Thrasès.

Alors Mélandryon qui avait entendu la fin du conte mythique, prit à part le narrateur et, le regardant d’un œil pénétrant :

« Tu n’as pas dit ce que tu pensais.

– Non. Quand Dionysos eut ainsi parlé à la fille de Minos, la vérité est qu’il l’anéantit. Mais par le seul récit des bonheurs futurs, ne lui avait-il pas donné plus de joies qu’il n’en promettait ? Je viens de faire pour ces femmes ce qu’il fit pour Ariane. Ne leur dessille pas les yeux. Il vaut mieux donner la confiance que d’accomplir les serments, car l’espoir est plus doux que la conquête.

– Le regret est plus doux que l’espoir.

– Les femmes ne savent pas cela. »






LA MAISON SUR LE NIL
ou
Les APPARENCES de la VERTU
(1894)



À Claude Debussy

« ... C’est fort extraordinaire, dit Roquentin, et qu’a-t-il fait ?
— Oh ! ce qu’il faut faire en pareille occasion. Il a jeté son pistolet à terre d’un air de regret. Il l’a jeté si fort qu’il en a cassé le chien. C’est un pistolet anglais de Manton. Je ne sais s’il pourra trouver à Paris un arquebusier qui soit capable de lui en refaire un. »
   P. MÉRIMÉE


Chapitre 1

Au-delà de Thèbes et de Hermontis, au-delà de Silsilis et d’Ombos, Biôn avait remonté le Nil. Même il avait passé l’île Éléphantine, où finit la terre d’Aegypte, et il s’avançait vers la noire Aethiopie, qui est proche des bornes du monde.

Il n’avait pas de barque pour vaincre le cours lent du fleuve, car il eût fallu des esclaves pour manœuvrer les avirons, et il avait craint de s’imposer des compagnons sans intérêt. Aussi voyageait-il à pied, le long des rives molles et herbues, si étroites, que la route longeait parfois le pied des falaises multicolores, où commençait exactement l’infini montueux du Désert.

Cette mince bande de terre vivante entre deux mornes solitudes, cette voie de champs d’or et d’herbes splendides, fendue jusqu’aux deux horizons par la lumière verte du Nil, retentissait de cris d’oiseaux, stridents et pressés, dans l’air, sur le fleuve, sous les herbes hautes, fourmillant aux branches nues des baobabs obèses, comme d’étourdissantes cigales, perpétuellement.

Des autruches et des girafes arpégeaient au loin les prairies ; des troupeaux d’antilopes fuyaient comme des nuages blonds ; les singes se suspendaient en grappes fantastiques aux souples branches des sycomores, et parfois dans la vase du Nil, où se suivaient comme de longues fleurs les pas effilés des ibis, Biôn contemplait avec étonnement la formidable empreinte humaine laissée par ce mystérieux Amanit, bête que les hommes n’ont jamais pu voir, mais dont les Aethiopiens font d’étranges récits. Et Biôn, inquiet, se persuadait que les Colosses de granit rose, sculptés dans l’épaisseur des montagnes, allaient pendant les solitaires nuits se baigner jusqu’aux genoux dans le fleuve saint qui est père de tout.

Car, si loin de Thèbes et de Memphis, les restes de la splendeur aegyptienne duraient encore en pays impie. Depuis longtemps les autochtones avaient repris la terre sur les conquérants, et pourtant la face de Rhamsès était pour jamais gravée aux falaises, car les souverains du Nord avaient donné leur forme aux roches que le ciseau des esclaves a pu entamer mais que le temps ni Dzeus ne détruiront plus.

C’était l’hiver. Les nuits s’enveloppaient de fraîcheur brumeuse. Les jours éthérés persistaient dans l’accablement. Biôn cherchait l’ombre et les sources dans les forêts de mimosas où les lions se retiraient du soleil et dormaient jusqu’au lever du soir. C’était là aussi que vivaient les hommes, barricadés dans leurs cabanes par des palissades de dattiers. Biôn était leur hôte, de nuit en nuit, et les quittait au premier matin.

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Chapitre 2

Or, un soir...

– Enfin ! s’écria Lampito.

– Tu parles bien, dit poliment Philinna ; mais tu es trop pompeux. Et puis, pourquoi nous as-tu donné une petite description de l’Aegypte avant de commencer ton récit ? Je suppose que cela n’a rien à voir avec la suite de l’aventure ?

– Soyez indulgentes, répondit Clinias. L’histoire de Biôn est très simple, je pourrais vous la dire en deux mots, mais ensuite il faudrait en trouver une autre et la chaleur ne me permet pas cet effort d’imagination. D’autre part, c’est une courte scène qui ne saurait être développée. Il faut bien que je la prépare avec quelques phrases inutiles, si je veux avoir fait un conte de la même longueur que les autres. Tout cela est sans réplique. Ne m’interrompez plus.

... Un soir, comme il avait marché longtemps sous un rayonnement douloureux, et que déjà ses pieds fatigués portaient la marque étrécie des courroies, il approcha d’une maison brune et verte, élevée seule au bord du Nil avec de la vase sèche et des stipes entrecroisées. Des palmiers lourdement chevelus croissaient nombreux autour d’elle, et elle était à ce point envahie par les larges herbes du fleuve qu’on l’eût dite flottante sur l’eau même ou en péril dans un marais.

L’épaule reposée contre un arbre, Biôn, immobile, regarda :

Deux jeunes filles, devant l’ouverture de la porte, rieuses par moments, se parlaient.

L’aînée était debout dans une grande étoffe bleue à franges, nouée sous les aisselles, drapée jusqu’aux genoux. Ses innombrables cheveux noirâtres étaient séparés en mille petites tresses minces et dures, qui encadraient de près un visage aux yeux luisants et aux grosses lèvres, et ne retombaient pas au-delà de ses délicates épaules carrées. Elle pliait les reins à une barrière basse. Elle riait un peu et balançait la tête.

La plus jeune n’était pas vêtue, car elle était presque une enfant. Elle se tenait assise sur ses talons, la tête penchée entre les genoux, et piquait de petites fleurs jaunes entre ses orteils écartés.

Il les regardait vivre et ne se montrait pas. Il contemplait la Maison. Ce lieu, mystérieux comme tout ce qui apparaît pour la première fois, lui semblait défendu par ce qu’il avait d’étranger, de solitaire et d’inconnu. Une famille vivait là. Depuis combien de temps ? Quelle quantité de tristesse et de bonheurs furtifs avait fait joyeuse ou morne cette hutte de boue et d’arbres ? Qui l’avait bâtie ? Qui l’avait habitée ? Quelles morts, quelles naissances avait-elle veillées ? Il sentait que tout ce qu’il pourrait apprendre ne lui dirait jamais rien sur elle, et qu’à jamais ce coin perdu lui demeurerait impénétrable.

Le soir s’élevait rapidement. Biôn enfin se montra.

Aussitôt les deux filles, avec de petits cris se retirèrent vers la maison ouverte. Mais il n’approcha pas et dit simplement :

– « Je demande hospitalité.

– Le père est aux champs, répondit l’aînée. Attends qu’il soit venu. Il t’accueillera. »

Biôn appuya son bras contre un arbre et tourna ses yeux vers le Nil, importuné par les regards curieux qui se fixaient sur sa personne.

Longtemps après le soleil couché, l’Aethiopien arriva, suivant un bœuf blond aux cornes effilées. Et dès qu’il parut, les deux filles parlèrent à la fois.

« Il y a un étranger. – Il demande hospitalité. – Oui, il est seul. – Là, près de l’arbre. – Nous ne l’avons pas laissé entrer avant ton retour. – Nous avons bien fait, père ? »

Le maître fit trois pas dans l’obscurité, et dit à voix haute :

« Sois le bienvenu. Entre chez moi. »

Quand ils furent entrés dans la salle et qu’on eût allumé les lampes de terre cuite :

« Voici l’eau, le pain et les fruits », dit l’Aethiopien.

Ils burent et mangèrent. Et l’hôte ne parlait pas, sachant qu’il est indiscret de poser des questions à qui n’y a pas répondu d’avance.

Celle dont le corps brun était drapé de bleu apportait des mets et versait l’eau des cruches. La cadette s’était reculée jusqu’à la paroi terreuse, et, les mains serrées sur la bouche, considérait l’Étranger.

Quand le repas fut accompli, l’hôte se leva : « Il est temps de gagner ton lit. Je sais les devoirs de l’hospitalité. Voici mes deux filles. La plus jeune n’a pas connu d’homme encore mais elle est d’âge à t’approcher. Va, et prends ton plaisir avec elle. »

Biôn n’ignorait pas cet usage, et il le vénérait comme une tradition de vertu singulière. Les dieux visitent souvent la terre, habillés en voyageurs, en soldats ou en bergers, et qui reconnaîtrait un mortel d’un olympien qui ne veut pas se nommer ? Biôn était peut-être Hermès ? Il savait qu’un refus de sa part eût été pris pour un outrage ; aussi n’eut-il ni surprise ni gêne quand l’Aînée se pencha vers lui et découvrit ses jeunes seins pour les lui donner à baiser.

Sans parler, sans bouger, l’enfant regardait leur scandale, et se tenait, la tête en avant, les mains retombées comme en rêve.

Après un instant de pâleur, tremblante, prête à pleurer, elle se précipita dans la porte ouverte. La nuit se referma sur elle.

Le père alors, levant les bras, à son tour marcha jusqu’au seuil, et plongea les yeux dans l’ombre profonde, où sa fille emportait à jamais l’honneur perdu de sa maison.

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Chapitre 3

Le soleil était brûlant quand Biôn s’éveilla et prit son sac de peau pour continuer sa route. La maison, déserte.

Il regretta de ne pas rencontrer l’Hôte, mais ne s’étonna point de ne pas revoir la compagne de la nuit. Elle avait trop de sagesse pour se livrer à un adieu.

Il se mit en marche.

Le chemin qu’il suivait le long des roseaux du Nil était si éblouissant qu’il le quitta bientôt pour un petit sentier qui traversait les champs marécageux et se dirigeait vers le bois.

Un hippopotame endormi avait écrasé tout un champ de riz sous sa vaste chair lilas et rose, et la dévastation qui l’entourait était le fait de sa gueule poilue. Biôn l’eut rapidement dépassé. Peu de temps après, il entrait dans l’ombre des mimosas.

Un cri joyeux l’arrêta. Un cri si tendre, si reconnaissant, si gonflé de bonheur parfait, que Biôn se retourna vivement avec un sourire involontaire.

La petite fugitive était devant ses pieds, nue comme la veille, un peu timide, mais rayonnante, et ne demandant qu’un geste de lui, pour se jeter dans ses bras et pleurer de joie.

« Toi, te voilà enfin, dit-elle. Je ne savais pas par où tu passerais. Je ne savais même pas si tu remontais le Nil. Mais j’étais sûre que je te reverrais. Je suis venue ici, j’ai attendu. J’ai bien deviné que tu fuirais le soleil de la route et que tu prendrais par les bois. Oh ! que je suis contente ! Il me semble qu’il y a trois jours que je t’attends... Je ne sais plus... Ce qui m’est arrivé est si extraordinaire... »

Et elle ajouta plus tristement :

« Tu es resté bien longtemps près d’elle. »

Biôn se tenait immobile et la regardait avec quelque gêne.

« Mais, ma petite enfant, qu’est-ce que tu viens faire ici ?

– Comment ? s’écria-t-elle. Je viens pour te suivre, pour rester avec toi toujours, toujours...

– Tu viens pour me suivre, et hier quand ton père t’a donnée à moi tu t’es sauvée comme une chèvre folle ? Je ne te plaisais pas hier soir et je te plais ce matin, sans raison ? Tu as des caprices singuliers. »

La pauvre fille se tut, puis fondit brusquement en larmes et appuya le long d’un arbre son petit corps nu secoué de sanglots.

Plus que tous les ennuis, Biôn détestait les scènes touchantes. Il frappa du doigt l’épaule de l’enfant, et lui dit :

« Adieu. Retourne chez ton père. Tu lui feras plaisir. »

Et il s’en alla tranquillement.

Mais elle courut à lui. Elle le prit par son manteau, par ses bras, par son cou et dit à la hâte :

« J’irai où tu iras, je t’aimais hier comme aujourd’hui, je n’ai jamais aimé personne, je n’aime que toi, je n’aimerai que toi... Je suis partie hier parce que j’étais jalouse de ma sœur, parce que je ne pouvais pas te partager avec ma sœur, ni t’aimer devant elle. Si je ne m’étais pas enfuie, tu m’aurais prise en passant et tu m’aurais déjà quittée. Après toi je me serais prêtée à un autre, et à un autre, et ainsi jusqu’à mon mariage. Sais-tu que ma sœur a déjà connu plus d’étrangers que je ne te dirais en ouvrant sept fois mes deux mains ? Et moi aussi, j’aurais fait cela ? Ô je sens si bien que toute ma vie j’appartiendrai au même homme, au premier qui m’aura saisie. Et c’est toi celui-là ! Emmène-moi, garde-moi toujours ! Je veux être ta femme et te suivre. »

Biôn très ennuyé, répondit :

« Ma chère petite, tu raisonnes comme une enfant. Tu dis toi-même que tu n’as jamais aimé personne et j’en suis bien convaincu, car dans les bras de son premier amant la femme rêve déjà au second, et dans son cœur c’est lui qu’elle aime. Tu verras cela un peu plus tard.

« Il n’y a aucune raison pour aimer toujours le même homme. Te condamnerais-tu à dormir toute la vie sous le même toit ? à porter toujours la même robe ? à manger toujours du même fruit ? L’amour n’est pas un sentiment qui soit très différent des autres, mais de tous c’est le plus abondant : c’est pour cela qu’il faut le partager.

« Les dieux ont semé sur ta bouche un amour assez généreux pour satisfaire toute une armée. Tu n’as pas le droit de priver les autres du plaisir qu’ils espèrent de toi. Quand ta sœur sera mariée, tu resteras seule chez ton père : alors des voyageurs passeront encore, qui depuis longtemps auront quitté leur foyer et le lit sacré de leurs noces. Fatigués du soleil et de la longueur de la route, ils se délasseront par tes soins. Tu peux enchanter leur ennui et laisser dans leur existence le souvenir d’un jour heureux.

« Ainsi, par la suite des jours, la diversité des tendresses, la promptitude des adieux, tu comprendras peu à peu qu’il ne faut pas s’attacher par l’amour, et tu choisiras plus sagement l’homme à qui tu donneras ta vie.

– Pourrai-je jamais mieux choisir ? N’es-tu pas...

– Oh ! je sais. Je suis sans doute le meilleur, le seul, et tu es bien certaine d’avoir trouvé ton rêve. N’est-ce pas ? c’est cela que tu allais dire. Eh bien, vois comme tu t’es trompée. Si je t’aimais ici, dans ce bois, je te laisserais aussitôt après, ainsi que j’ai laissé ta sœur ce matin. Dans l’état où tu es il vaut mieux n’en rien faire et nous quitter simplement. Tu avais fait un choix déplorable. Essaye de l’oublier, et va-t-en tout de suite sans tourner la tête. Dans la Maison sur le Nil, tu retrouveras ton père affligé, le foyer de ta famille et les images des Dieux. Tu reverras ta sœur aînée et elle t’apprendra la Vertu véritable, dont tu ne connais que les apparences. »

Il l’embrassa sur la joue et reprit sa route entre les arbres. Mais il n’avait pas encore disparu au-delà des grands buissons de fleurs jaunes quand il entendit pour la troisième fois courir et pleurer derrière lui.

Alors il s’emporta tout à fait :

« Je te défends de me suivre !

– Je ne peux pas te quitter. Ne me chasse pas. Je ne demande plus à être femme puisque que tu refuses de m’aimer. Je supplie, pour rester près de toi. Je t’appartiens. Fais de moi quelque chose. Je serai ton esclave si tu veux. »

Biôn dénoua froidement sa ceinture, la serra comme un pagne autour des reins de l’enfant, accrocha sur l’épaule nue la courroie du sac gonflé avec la gourde et le pétase et, d’une voix indifférente :

« Va devant », dit-il.


Cette histoire causa quelque scandale, et les femmes ne furent pas éloignées de penser que Biôn était un homme abominable. Ce fut bien pis quand Rhéa, qui voulait toujours connaître la fin dernière des récits et le sort de tous les personnages, eut demandé :

« Qu’arriva-t-il ensuite ? »

Car Clinias termina ainsi :

« Avant le soir du même jour, Biôn la vendit comme esclave à un chef nomade de la plaine, et il ne sait ce qu’elle est devenue. »

Les femmes s’indignèrent, mais Thrasès parlait déjà :

« C’était son droit le plus évident. Ne lui avait-elle pas dit : Je t’appartiens ! Le propre des choses qui appartiennent est de pouvoir être vendues. Il n’y a rien à dire là-contre, et d’ailleurs c’était une petite sotte qu’il a bien fait de négliger. »

Mélandryon fut plus sévère :

« Ces gens-là, dit-il, sont tous trop vertueux. Il ne faut pas juger les choses sous le rapport du Bien et du Mal. Ce sont des considérations qui varient selon les climats et dont on a beaucoup exagéré l’intérêt. La seule règle de vie qui semble légitime, c’est le souci de la beauté. Si l’enfant était jolie (ce que Clinias a omis de nous dire), Biôn a commis une faute grave en la vendant à un nègre imbécile qui méconnaîtra le charme de ses lignes et la grâce de ses mouvements.

– Elle avait le nez court, répondit Clinias, les lèvres lourdes et la peau brune.

– Dans ce cas, il ne fallait pas s’occuper d’elle », déclara Mélandryon.






BYBLIS
ou
L’ENCHANTEMENT des LARMES
(1898)



À Jacques-Émile Blanche


Chapitre 1

Dans la grotte originelle d’où sourdait mystérieusement le fleuve, la nymphe Cyanée accoucha de deux enfants à la fois. L’un était un fils qu’elle nomma Caunos ; l’autre une fille et ce fut Byblis.

Ils grandirent tous deux sur les bords du Méandre, et parfois Cyanée leur montrait, sous la lumière de la surface, la divine apparence de leur père dont l’âme agitait les flots fugitifs.

Ils ne connaissaient du monde que la forêt où ils étaient nés. Ils n’avaient jamais vu le soleil qu’à travers le tissu des branches. Byblis ne quittait pas son frère et le prenait par le cou quand ils marchaient ensemble.

Elle portait une petite tunique que sa mère lui avait tissée dans les profondeurs du fleuve, et qui était bleue et grise comme les premières lueurs de l’aube. Caunos n’avait autour des reins qu’une ceinture de roseaux d’où pendait une étoffe jaune.

Dès que le jour était assez clair pour qu’on pût marcher dans les bois, ils s’en allaient tous deux très loin, jouer avec des fruits tombés ou chercher les fleurs les plus grandes, et qui avaient le meilleur parfum. Et les trouvailles de l’un étaient toujours pour l’autre et ils ne se disputaient pas, et à cause de cela leur mère les vantait près des autres nymphes ses amies.

Or, quand douze années se furent écoulées depuis le jour de leur naissance, leur mère se prit d’inquiétude et les suivit quelquefois.

Les deux enfants ne jouaient plus, et quand ils avaient vécu tout un jour dans la forêt, ils ne rapportaient rien à la main, oiseaux ni fleurs, ni fruits ni couronnes. Ils marchaient si près l’un de l’autre que leurs chevelures se mêlaient. Les mains de Byblis erraient sur les bras de son frère. Parfois elle le baisait sur la joue : alors tous deux restaient silencieux.

Quand la chaleur était trop forte, ils se glissaient dans les branches basses, et là, couchés sur la poitrine à travers la mousse odorante, ils se parlaient et s’adoraient et ne se désenlaçaient point.

Alors Cyanée appela son fils à l’écart et lui dit :

« Pourquoi es-tu triste ? »

Caunos répondit :

« Je ne suis pas triste. Je l’étais autrefois, de rire et de jouer. À présent, tout est bien changé. Je n’ai plus besoin des jeux, mère, et si je ne ris plus, c’est que je suis heureux. »

Et Cyanée lui demanda :

« Pourquoi es-tu heureux ? »

Et Caunos répondit :

« Je regarde Byblis. »

Et Cyanée lui demanda encore :

« Pourquoi ne regardes-tu plus la forêt ?

– Parce que les cheveux de Byblis sont plus doux que les herbes et plus chargés de parfum ; parce que les yeux de Byblis... »

Mais Cyanée l’arrêta :

« Enfant, tais-toi ! »

Et, espérant le guérir de sa passion défendue, elle le conduisit aussitôt chez une nymphe de la montagne, laquelle avait sept filles d’une beauté plus merveilleuse que les mots ne sauraient dire :

Et toutes deux lui parlèrent, s’étant concertées :

« Choisis. Celle qui te plaira, Caunos, sera ta femme. »

Mais Caunos regarda les sept jeunes filles d’un œil aussi indifférent que s’il eût vu sept rochers, car l’image de Byblis seule emplissait toute sa petite âme, et il n’y avait de place en lui pour une tendresse étrangère.

Pendant un mois Cyanée ainsi conduisit son fils de montagne en montagne et de plaine en plaine, mais sans réussir une fois à le détourner de son désir.

Enfin devinant qu’elle ne vaincrait jamais cette obstination passionnée, elle se prit à haïr son fils et à l’accuser d’infamie. Mais l’enfant ne comprenait point ce que lui reprochait sa mère. Pourquoi, entre toutes les femmes, venait-on lui refuser justement celle qu’il aimait ? Pourquoi les tendresses qu’on lui eût permises dans les bras importuns d’une autre devenaient-elles criminelles dans les bras adorés de Byblis ? Pour quelles mystérieuses raisons un sentiment qu’il savait tendre et bon, capable de tous les sacrifices, était-il jugé digne de tous les châtiments ? Dzeus, pensait-il, a bien épousé sa sœur, et la Dionide Aphrodite a bien osé tromper avec son frère Arès son frère Héphaïstos. Car il ne savait pas encore que les dieux seuls se sont donné une morale intelligente, et qu’ils inquiètent la vertu par d’incompréhensibles lois.

Et Cyanée dit à son fils :

« Je te renie pour mon enfant. »

Et elle fit signe à une centauresse qui s’en allait vers la mer, et elle la fit enfourcher par Caunos, et la bête rapide détala.

Quelque temps, Cyanée les suivit du regard. Caunos effaré se retenait aux épaules et parfois il s’engloutissait sous la monstrueuse chevelure. La centauresse galopait par bonds allongés et puissants ; elle s’enfuyait en droite ligne ; elle diminuait dans le lointain vert. Bientôt elle tourna derrière un bouquet de bois, puis reparut, mais petite comme un point qui semblait se déplacer à peine. Et enfin Cyanée cessa de la distinguer.

À pas lents la mère de Byblis s’en retourna vers la forêt.

Elle était triste, fière aussi, d’avoir sauvé par une séparation violente la destinée de ses deux enfants ; et elle remerciait les dieux de lui avoir donné l’énergie qui permet d’accomplir le devoir déchirant.

« Maintenant, pensait-elle, Byblis restée seule oubliera son frère sacrifié. Elle s’éprendra du premier qui la saura séduire demain, et une lignée demi-divine sortira, comme il convient, du lit d’un mariage régulier. Bénis soient les dieux immortels ! »

Mais, lorsqu’elle rentra dans la grotte, la petite Byblis n’y était plus.

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Chapitre 2

Quand Byblis s’était retrouvée seule sur le petit lit de feuilles vertes où elle dormait, côte à côte, avec son frère, toutes les nuits, elle avait en vain cherché le sommeil ; les rêves, ce soir-là, ne la visitèrent point.

Elle sortit : la nuit était douce. Une respiration tranquille enflait et affaissait lentement les masses profondes de la forêt. Elle s’assit sur une pierre et regarda l’eau couler.

« Caunos, pensait-elle, Caunos. Pourquoi n’est-il pas rentré? Qui l’attire et qui le retient ? Qui l’éloigne de moi, mon père ? »

Et en disant ces derniers mots, elle se pencha sur la source...

« Mon père ! répéta-t-elle. Mon père ! Où est Caunos ? Révèle-moi... »

Un murmure des eaux répondit :

« Loin... »

Byblis effrayée reprit vivement :

« Et quand reviendra-t-il ? Quand reviendra-t-il ici ?

– Jamais…, répondit la source.

– Mort ! Il est mort !

– Non...

– Où le reverrai-je ?

–... »

La source ne parlait plus. Le glissement léger du ruisseau était redevenu monotone. Aucune apparence divine ne vivait dans l’eau très pure.

Byblis se releva, courut. Elle connaissait le sentier par où Caunos était parti avec sa mère. C’était un passage étroit qui tournait d’arbre en arbre en s’enfonçant dans la forêt. Elle ne le prenait pas souvent, car il traversait un bas-fond qui était infesté de serpents et de bêtes méchantes. Cette fois, son désir fut plus fort que sa crainte et elle marcha en tremblant, de toute la vitesse de ses petits pieds nus.

La nuit n’était pas obscure ; mais les ombres de la lune sont noires, et, derrière les arbres trop larges, Byblis n’avançait qu’à tâtons.

Elle parvint à un endroit où le sentier se séparait en deux. Quel chemin choisir et comment savoir ? À genoux elle chercha longtemps si une trace pouvait la guider. La terre était sèche. Byblis ne vit rien. Mais comme elle levait la tête, elle aperçut, cachée dans le feuillage d’un chêne, une hamadryade aux seins verts qui la regardait en souriant.

« Oh ! s’écria Byblis. Par où a-t-il passé ? Si tu l’as vu, dis-le moi... »

L’hamadryade étendit vers la droite un de ses longs bras de branchages, et Byblis la remercia d’un regard reconnaissant.

Elle marcha encore longtemps, cette nuit-là. Le sentier continuait toujours, à peine distinct sous les feuilles tombées ; il allait, sans cesse détourné, au hasard du sol et des arbres, il montait, il descendait, dans l’ombre, interminablement.

Enfin, épuisée de fatigue, Byblis tomba sur la mousse et dormit.

En s’éveillant, le lendemain, sous le soleil déjà haut, elle sentit une étrange douceur le long de sa main étendue. Elle ouvrit les yeux : une biche blonde la léchait avec lenteur. Mais, au premier mouvement de Byblis, la délicate bête sauta sur ses pattes fines et releva les deux oreilles, en fixant tout à coup devant elle ses admirables yeux humides, noirs et brillants comme l’eau des roches.

« Biche, dit Byblis, à qui es-tu ? Si tu es à la déesse Artémis, guide-moi, car je la connais. Je lui donne, à la pleine lune, des libations de lait de chèvre et elle m’en sait gré, biche, elle m’aime bien. Si donc tu es de son cortège, exauce-moi dans l’angoisse où je suis, et sache que tu ne déplairas pas à la bonne Chasseresse de la Nuit. »

La biche parut comprendre ; elle partit en avant, d’un pas assez mesuré pour que l’enfant pût la suivre.

Toutes deux, elles traversèrent ainsi un grand espace de forêt et même deux ruisseaux, que la biche sauta d’un bond, mais que Byblis ne put franchir qu’en entrant dans l’eau jusqu’aux genoux. Byblis était pleine de confiance. Elle était sûre, maintenant, d’être dans le bon chemin ; sans doute, cette biche lui avait été envoyée par la déesse elle-même, en gratitude de sa dévotion, et l’animal divin la conduisait à travers bois vers le frère bien-aimé qu’elle ne quitterait plus. Chaque pas l’approchait du terme où elle reverrait Caunos. Elle sentait déjà contre sa poitrine l’étreinte affectueuse du fugitif. Un peu de son haleine semblait avoir passé dans l’air et enchanter la brise attiédie.

Soudain, la biche s’arrêta. Elle coula sa jeune tête entre deux jeunes arbres où apparut en même temps le profil cornu d’un cerf, et comme si elle avait atteint le but qu’elle se proposait, elle se coucha, les pattes sous le ventre, et posa le menton sur l’herbe.

« Caunos ! »

Byblis appelait.

« Caunos, où es-tu ? »

Pour toute réponse, le cerf fit deux pas vers elle et la menaça de ses terribles cornes qui se tordaient comme dix serpents bruns. Et Byblis comprit alors que cette biche avait été, comme elle, à la rencontre de son amant, et qu’il est peut-être inutile de compter sur les bons offices de ceux qu’une passion intime absorbe déjà tout entiers.

Elle s’en retourna ; mais elle était perdue. Elle prit un nouveau sentier qui descendait rapidement vers une vallée invisible. Ses pauvres petits pieds las se heurtaient aux pierres, s’accrochaient aux racines, glissaient sur le tapis brun des fuyantes aiguilles de pins. À un tournant du chemin irrégulier que suivait le cours d’un ruisseau, elle s’arrêta devant un couple divin.

C’étaient deux nymphes, d’essences différentes, l’une d’elles présidant aux forêts et l’autre aux eaux printanières. L’oréade avait apporté à la naïade les fraîches offrandes reçues des hommes, et toutes deux se baignaient dans le courant, ondoyantes et embrassées.

« Naïade, dit Byblis, as-tu vu le fils de Cyanée ?

– Oui. Son ombre a passé sur moi. C’était hier, au coucher du soleil.

– D’où venait-il ?

– Je ne sais plus.

– Où allait-il ?

– Je ne l’ai pas regardé. »

Byblis poussa un long soupir.

« Et toi, dit-elle à l’autre nymphe, as-tu vu le fils de Cyanée ?

– Oui. Loin d’ici dans la montagne.

– D’où venait-il ?

– Je ne l’ai pas su.

– Où allait-il ?

– Je l’ai oublié. »

Puis elles reprirent, se dressant au milieu des eaux rapides :

« Reste avec nous, jeune fille, reste. Pourquoi songes-tu encore à celui qui n’est plus là ? Nous avons en trésor pour toi l’infini des joies présentes. Il n’y a pas de bonheur futur qui vaille la peine d’être poursuivi. »

Mais Byblis ne trouva point que la nymphe eût bien parlé. Quoiqu’elle ne sût pas exprimer les idées de sa petite âme, elle ne concevait pas d’autre joie que de souffrir en persévérant à la recherche du bonheur. Pendant la première journée de son inutile voyage, elle avait compté sur l’aide et sur le zèle des inconnus. Quand elle les vit, insouciants de favoriser sa destinée, elle ne compta plus que sur elle-même, et quittant le sentier tournant, elle pénétra au hasard dans le labyrinthe des bois.

Cependant les deux immortelles répétaient leurs sages paroles :

« Reste avec nous, jeune fille, reste. Pourquoi songes-tu encore à celui qui n’est plus là. Il n’y a pas de bonheur futur qui vaille la peine d’être poursuivi. »

Et longtemps, longtemps après, l’enfant qui gravissait toujours la mystérieuse montagne, entendait dans le lointain, deux voix claires ensemble appelant :

« Byblis ! »

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Chapitre 3

Pendant une nuit et un jour, Byblis marcha dans la montagne. Elle interrogea anxieusement toutes les divinités des bois, celles des arbres, celles des clairières et celles des antres assombris. Elle contait sa douleur avec des confidences interminables ; elle suppliait, elle tremblait, elle tordait ses petites mains. Mais personne n’avait vu Caunos.

Elle alla si loin en montant, que le nom sacré de sa mère n’était plus connu là où elle passait, et les nymphes indifférentes ne savaient pas ce qu’elle voulait dire.

Elle voulut retourner sur ses pas, mais elle-même s’était perdue. De toute part, une colonnade confuse de pins énormes l’entourait. Il n’y avait plus de sentiers. Il n’y avait pas d’horizon. Elle courut dans tous les sens. Elle appela désespérément.

Il n’y avait même plus d’écho.

Alors, comme ses paupières lasses se fermaient d’instant en instant, elle se coucha sur la terre, et un songe qui passait lui dit d’une voix lente :

« Tu ne le reverras plus, ton frère, tu ne le reverras plus. »

Elle s’éveilla en sursaut.

Ses mains s’étendirent, sa bouche s’ouvrit, mais avec une telle angoisse qu’elle n’eut pas la force de crier.

La lune s’était levée, rouge comme du sang, derrière les hautes lignes noires des pins. Byblis la distinguait à peine. Il lui semblait qu’un voile humide s’était posé sur ses longs yeux. Un silence éternel dormait dans les bois.

Et voici qu’une larme gonflée emplit le coin de son œil gauche.

Byblis n’avait jamais pleuré. Elle crut qu’elle allait mourir, et soupira, comme si un soulagement divin la secourait mystérieusement.

La larme s’accrut, trembla, s’élargit, puis soudain coula sur la joue.

Byblis resta immobile, les yeux fixes, devant la lune.

Et voici qu’une larme gonflée emplit le coin de son œil droit. Elle s’élargit comme la première, glissa sur les cils et tomba.

Deux autres larmes naquirent, deux gouttes brûlantes qui allongèrent la trace humide de la joue. Elles atteignirent le pli de la bouche ; une amertume délicieuse enivra l’enfant accablée.

Ainsi jamais plus sa main ne toucherait la main aimante de Caunos. Jamais plus elle ne reverrait la lumière noire de son regard, sa chère tête et ses jeunes cheveux. Jamais plus ils ne dormiraient côte à côte sur le même lit de feuilles, enlacés. Les forêts ne savaient plus son nom.

Une explosion de désespoir fit tomber le visage de Byblis dans ses mains ; mais une telle abondance de larmes vint mouiller ses joues enflammées, qu’il lui sembla qu’elle sentait une source miraculeuse entraîner toutes ses souffrances comme des feuilles mortes sur l’eau d’un torrent.

Les larmes naissaient doucement en elle, montaient à ses yeux, flottaient, débordaient, glissaient en nappe chaude sur ses joues, inondaient sa poitrine étroite, retombaient sur ses jambes serrées. Elle ne les sentait plus perler une à une entre ses longs cils : c’était un ruissellement continu et doux, une affluence intarissable, l’effusion d’une onde enchantée.

Cependant, réveillées par le clair de lune, les immortelles de la forêt étaient accourues de toutes parts. L’écorce des arbres devenue transparente avait laissé voir la figure des nymphes, et même les naïades frissonnantes, quittant leurs eaux et leurs rochers, s’étaient répandues dans les bois.

Et elles se pressaient autour de Byblis, et elles lui parlaient, effrayées, car le cours des pleurs de l’enfant avait tracé dans la terre une ligne sinueuse et foncée qui gagnait lentement le chemin de la plaine.

Mais Byblis déjà n’entendait plus rien, ni les voix, ni les pas, ni le vent de la nuit. Son attitude devenait peu à peu éternelle. Sa peau avait pris sous le flot des larmes la teinte lisse et blanche qui est celle des marbres baignés par les eaux. Le vent n’aurait pas dérangé un de ses cheveux le long de son bras. Elle se mourait en pierre pure. À peine une lueur obscurcie éclairait encore sa vision. Tout à coup elle s’éteignit ; mais les larmes plus fraîches n’ont pas cessé de couler.

Et c’est ainsi que Byblis fut changée en fontaine.






DANAË
ou
Le MALHEUR
(1895)



À Ferdinand Herold


Chapitre 1

Quand Danaë, mère de Persée, eut quitté la rive d’Argolide, elle resta longtemps à la poupe, regardant la terre s’éloigner et les vagues grossir peu à peu.

Son père l’avait mise nue dans un long bateau noir avec son enfant nouveau-né, et deux petites oboles funèbres, afin qu’elle pût payer pour elle et son fils le passage de l’autre barque, quand la nuit de la mort aurait empli leurs yeux, par la faim, par le froid, ou les grands mouvements de la mer.

Bien qu’il n’y eût ni mât ni voiles, le vent poussait rapidement le canot creux et léger. Une mouette aux ailes courbes le suivit quelque temps d’un vol irrégulier, puis à tire d’ailes retourna vers la terre.

Danaë se sentit alors tout à fait seule, et, les mains sur les yeux, elle fondit en larmes.

Mais elle ne pleurait jamais bien longtemps, car elle avait une âme simple où la douleur encore n’était pas entrée. La petite voix de son enfant la fit retourner déjà souriante. Elle prit le bébé dans ses mains, se coucha sur le dos dans un tapis de laine qui cachait le fond de la barque, et se mit à jouer.

Elle prenait l’enfant comme une poupée de cire, elle s’amusait de ses grands yeux ronds, de sa bouche sans dents qui voulait parler, du pli rose de ses poignets, et de ses ongles si menus qu’on les eût pris pour des ailes de mouches.

Brusquement elle le serrait dans ses bras à l’étouffer, elle embrassait sa petite tête chauve, ses petites jambes, ses petits pieds en boule ; elle le faisait marcher sur elle, sauter, courir, tomber, rouler. Elle l’enveloppait dans ses cheveux, et, d’un doigt sous la lèvre, elle le faisait rire.

« Écoute, lui dit-elle enfin. Je vais te raconter ton histoire ».

Il n’était pas probable que l’enfant dût comprendre. Mais pourtant il était de race divine et rien n’est impossible à ceux qui sont nés des grands olympiens.

Et elle parla ainsi :

« Je suis Danaë, fille d’Akrisios, qui est roi sur la terre d’Argos. Ma mère est la sage Eurydiké, et je n’ai pas de frère aux flèches ailées, et je n’ai pas de sœurs aux boucles de violettes.

« Je me souviens d’avoir joué, quand j’étais une petite fille, sur les bords de l’Inakhos, où l’on dit qu’Artémis se baigne, et dans les forêts de l’Artémision, où elle chasse les biches blondes. J’avais des amies, j’avais des esclaves ; quand je passais dans les rues, les femmes tendaient les mains vers moi. Puis, tout à coup, on m’a enfermée, et je n’ai plus revu ni l’eau ni la terre.

« On m’a enfermée dans une tour d’airain, si haute que le bruit même des fêtes de Bakkhos n’arrivait plus jusqu’à moi. Et le plafond de ma chambre était fait de barres d’airain entre lesquelles je voyais le ciel.

« Et c’est là que j’ai grandi, seule avec ma nourrice, entre le ciel et les tapis. Si longtemps j’ai vécu là, que j’avais oublié la terre, et le vent dans les arbres et la couleur de l’eau. Je ne voyais que le ciel ; mais que ne voit-on pas dans le ciel changeant ? Au matin, quand je m’éveillais, il était comme un rideau rouge semé de petites fleurs vertes. Les nuages naissaient, passaient, flottaient, se mêlaient ou se déchiraient. Je leur donnais des noms quelquefois, avant qu’ils n’eussent disparu ; mais c’étaient des amis d’un instant, et, comme une coupe de vin jetée dans la rivière, ils se dissolvaient dans le vent rapide. Le ciel derrière eux devenait plus clair, et même presque blanc autour du soleil, ou plutôt une couleur dont je ne sais pas le nom : de la couleur de la lumière. »

Le bébé se mit à vagir. Elle le berça. Il se tut.

« Le soir, c’était une grande mer de pourpre où les nuages étendus se baignaient comme de belles femmes, avec des chevelures et des écharpes jaunes. La nuit, c’étaient les étoiles.

« C’est de là-haut, c’est du ciel lointain qu’est descendue en moi la pluie mystérieuse... »

Elle ferma les yeux et sourit mollement, envahie par un souvenir paresseux. Quand elle les rouvrit, l’enfant dormait. Alors elle ne parla plus ; elle ne dit pas comment sa grossesse inexplicable avait soudain réveillé les craintes séniles d’Akrisios, à qui un devin avait prédit qu’il mourrait de la main d’un petit-fils ; elle ne dit pas comment, pendant quarante semaines, elle avait senti croître en elle le fruit de cet amour merveilleux ; ni comment, l’enfant mis au monde, le roi les exposait, elle et lui, à la mort, par la faim, par le froid, ou par les grands mouvements de la mer.

D’ailleurs, y pensait-elle encore ? L’influence surnaturelle qui avait fait naître Persée ne la sauverait-elle pas du premier péril, et ne devait-on pas s’en remettre toujours à la toute-puissance des dieux ?

Le petit, s’éveillant, remua les bras et se mit à crier. Elle se rappela que depuis le matin elle ne l’avait pas nourri. Elle se pencha sur lui et lui donna le sein. La chaleur était accablante : Danaë craignit que cette grande lumière n’incommodât le pauvre petit être, et pour la seconde fois elle lui couvrit le visage avec ses cheveux épais et doux.

Le temps s’écoulait, lentement. Argos et Tirynthe avaient disparu. À droite et à gauche les rives du golfe, éloignées jusqu’à l’horizon, se confondaient vaguement avec les brumes flottantes. De loin en loin, un dauphin rapide sautait tout entier hors de l’eau, et replongeait, le mufle en avant. Parfois, c’étaient des algues vertes qui se pliaient contre la proue, et dont les deux bouts ondulaient au fil du double sillage. Danaë les détachait avec la main et se demandait si le rameau mouillé qu’elle tenait entre les doigts n’avait pas servi de couronne au front de quelque dieu marin.

Le soir vint. Il n’y avait pas de voiles sur la mer. Le soleil était éclipsé par un nuage resplendissant d’où elle s’élevait un large rayon de lumière qui semblait sortir des eaux. Une grande ombre cachait la Méditerranée. Les vagues s’amollissaient comme prises de somnolence. Le petit bateau n’avançait plus qu’à peine : Danaë douta même s’il ne s’était pas arrêté... Puis le vent tomba, tout à fait.

Danaë, qui avait déposé l’enfant, le reprit dans ses bras et voulut encore l’allaiter. Mais elle ne pensait pas que depuis le matin, elle n’avait pris aucune nourriture. Son lait s’était presque tari : l’enfant commença à pleurer.

Elle le regarda, puis ses seins, et la mer. Rien n’est plus effrayant sur la mer que le silence : elle eut un frisson. Tout autour de l’horizon elle ne vit rien de vivant. Il semblait que le monde eût disparu et que pour toujours elle fût seule. Elle trempa sa main dans l’eau : l’eau elle-même était immobile.

Elle voulut chanter, mais elle ne reconnaissait plus sa voix, et tout de suite elle se tut.

Alors elle eut peur, et elle s’étendit au fond de la barque pour ne plus rien voir que le ciel changeant, comme dans sa chambre de la tour. Et ce fut ainsi qu’elle s’endormit.

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Chapitre 2

La nuit montait à l’ouest comme une vapeur bleue. Il n’y avait pas de lune. Les étoiles paraissaient faiblement, ici et là, en gouttelettes. La mer était devenue si calme qu’elle reflétait la lueur la plus indécise, et le petit bateau semblait suspendu au centre d’une sphère céleste.

Pourtant ce miroir se troubla, et si Danaë n’eût dormi, elle eût sans doute frémi d’effroi : une main était sortie de l’eau.

Cette main n’était pas semblable à celles des femmes de la terre, car elle était bleue au dehors, et la paume était de couleur d’or, comme si elle avait caressé le soleil plongé sous la mer.

La main s’éleva, saisit le rebord du bateau ; le bras tout entier apparut, et bientôt flottèrent sur l’eau les premières boucles d’une chevelure verte, puis les yeux mouillés et la bouche et le corps luisant émergèrent. Et c’était Phérousa aux joues douces, l’une des divines Néréides.

Elle prit l’enfant dans ses bras, non certes pour le ravir, mais pour lui sauver la vie, car elle lui mit entre les lèvres le bout allongé de sa mamelle fraîche, et l’enfant but, et fut rassasié.

Et auprès d’elle apparut, non moins belle, mais son égale par la grâce des mains et des bras, la parfaite Évagorê, née comme elle du vieillard Néreus et de Dôris aux beaux cheveux. Elle tenait à la main un lange de pourpre claire dont elle vêtit le petit être, afin que le souffle mortel de la nuit ne le fît pas descendre avant l’heure fixée dans les noires demeures souterraines.

Et auprès d’elles surgit encore Autonoë au bon caractère, qui prit l’enfant à son tour et le berça au-dessus des eaux. Puis Nôso et Kymothoë, Aktaië, Protomédéïa, toutes quatre irréprochables ; et elles élevaient avec elles du plus profond de l’abîme une vasque si large et si éclatante, que les plongeurs les plus hardis n’ont rien vu qui en approche. Et Psamathê parut, elle aussi, Psamathê aux mains transparentes, et Melitê aux ongles verts et Thaliê aux oreilles rouges. Et elles s’emparèrent doucement de Danaë endormie et elles la déposèrent dans la vasque évasée sur un lit d’algues molles et de fleurs sous-marines. Et Prôtô qui dépasse toutes ses sœurs à la nage, et Eukratê aux lèvres tendres, et Saô qui sonne de la conque, et Spéô qui chasse les dauphins, tirèrent le bateau par la poupe, et la mer stérile y entra, et il s’engloutit en tournant. Toutes les autres Néréides émergèrent alors, tout à coup, Ératô qui jette sur la mer les feuilles de rose du crépuscule, Euneikê dont les cheveux sous l’eau arrêtent les vaisseaux rapides, Amphitritê dont les yeux brillants apparaissent au creux des vagues vertes, Galênê qui sait aplanir la houle, Pontoporéïa, qui soulève les eaux, Nesaiê qui parut une île aux voyageurs d’Occitanie, Themistô qui ravit l’étoile Iryllis et la mit pour bague à son orteil blanc, Kymatolêgê qui recueille et qui boit la mousseuse écume, Lysianassa qui commande au fond ténébreux de l’Océan, Hippothoë qui laisse passer les nefs noires entre ses jambes nues sans que les plus hauts mâts l’atteignent, Dôris et Halimêdê qui se tiennent par la main, Évarné aux longs cils, Agavê aux doigts légers.

Quand elles furent toutes réunies comme un grand nuage flottant autour de la vasque lunaire, le grand Vieillard de la Mer apparut en avant : c’était Néreus, couronné d’algues, l’immortel de qui était née la race charmante des Déesses.

Il fit un signe, et le cortège de ses filles le suivit ; et au milieu d’elles flottait, entraînée, la vasque pleine de clarté glauque où dormait la blanche Danaë, avec l’enfant Perseus, sauvé des eaux inexorables.

Et l’apparition des figures divines se continua démesurément. On vit surgir tour à tour Protée et ses phoques monstrueux nés de la belle Halosydnê ; Atlas qui devait être vaincu par l’enfant ; Thaumas, l’éclatant époux d’Élektrê – père de la cérulée Iris et des trois vierges Harpyes : Ino-Leukothe qui subit l’immortalité par amour pour son fils, le Melicertes ; Glaukos qui aima Skylla ; Kharybdê redoutable aux marins, et Phorkys, dieu des orages et de la mort sur la mer.

Et les plus terribles de ces dieux s’étaient apaisés pour mener vers la terre la jeune femme enveloppée dans son rêve. La foule brune des Tritons aux bouches lippues, aux mains calleuses, nageait plus doucement qu’un passage de sardines. Ils avaient bourré de goëmons la gueule torse de leurs conques afin que même la brise du matin n’en fît pas vibrer la rumeur lointaine, et ils s’avançaient gauchement comme s’ils avaient peur de remuer la mer. Mais le sillage de cette multitude s’épanouissait jusqu’aux deux horizons.

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Chapitre 3

Quand Danaë revint à elle, son enfant était couché dans ses bras, et elle-même reposait sur un lit royal de byssos pourpré. Aux premières questions qu’elle posa, on lui répondit que les divinités de la mer l’avaient fait aborder à l’île de Sériphos où régnait depuis peu de temps le héros Polydektès, et qu’elle était dans son palais.

Elle vécut là, éleva son fils, tissa la laine et cueillit des roses. Sa vie était heureuse et sans événements. Pour rester fidèle au souvenir de l’Or, elle avait refusé même la main du roi ; elle ne parlait à personne, si ce n’est à sa vieille nourrice, qui d’Argos était venue la rejoindre, et ne la quittait plus.

L’enfant grandissait. Douze années s’écoulèrent. On lui avait donné un arc et des flèches et une petite épée tranchante. Aussi passait-il déjà toutes ses journées à la chasse, seul, et parfois égaré dans la vaste forêt peuplée de bêtes, quelques-unes divines. Il faisait dans ces halliers sombres des tueries miraculeuses.

Un soir, il revint en courant, trempé de sueur et taché de sang ; deux pieds de bouc sortaient de son carquois. Et dès qu’il eut aperçu Danaë, il cria :

« Bonne chasse, mère ! J’ai couru tout le jour dans les bois à la poursuite de ce petit satyre insolent qui s’était moqué avant-hier de ma lèvre nue et de mes jambes pâles. Je l’avais suivi à la trace dans la terre molle et sur les rochers égratignés par ses pattes ; je l’ai rencontré au bord de son antre. J’ai jeté mon arc dans les branches et nous avons lutté corps à corps. Il était vigoureux, mère, j’étouffais dans son étreinte. Mais j’ai empoigné tout mon paquet de flèches, et d’un seul coup je l’ai plongé dans son flanc maigre. Il a poussé un grand cri et s’est effondré sur l’herbe comme un sanglier blessé. Alors je lui ai coupé les deux pattes et je te les apporte en trophée ! »

Danaë frémit à l’impiété de l’enfant, et la vieille nourrice se voila les yeux, car elle voyait dans cet acte insensé le présage et l’avertissement d’un grand malheur à venir. Et en effet, ce fut le lendemain qu’arriva l’événement fatal.

De tous les jardins, de tous les palais, de toutes les richesses de Polydektès, Danaë avait la jouissance, hors un sentier, une porte, un caveau.

Depuis de longues années, elle songeait à l’interdiction perpétuelle de ce seul point de la terre, et elle avait fini par imaginer que ce petit caveau défendu renfermait à lui seul toute la somme de bonheur qu’elle ne possédait pas, toutes les joies inconnues qu’elle désirait au-delà de sa vie.

Le lendemain de ce jour, elle pénétra dans le sentier.

Elle ouvrit la porte.

Elle descendit la première marche.

La deuxième.

Jusqu’en bas.

Et la nourrice accourut. Et elle cria :

« Danaë ! Danaë ! Vous avez tort de venir ici. Il ne faut pas descendre, Danaë. On vous l’a défendu, vous le savez bien. Pourquoi voulez-vous toujours faire ce qu’on vous défend ? Il n’y a qu’un lieu du monde où vous ne devez pas aller, et c’est celui-là que vous voulez voir... Vous ne sortez jamais, vous ne quittez pas votre chambre sinon quand le soleil se couche ou quand un orage foudroie. Mais vous n’allez pas dans les autres villes. On ne vous voit même pas dans les champs. Vous ne seriez jamais venue ici, vous ne l’auriez jamais voulu si je ne vous avais pas dit que Polydektès le défendait. Pourquoi vous ai-je dit cela ? Pourquoi ai-je parlé puisque vous ne demandiez rien ? Je suis sûre que cela retombera sur vous. Encore une fois, écoutez-moi, Danaë. Je sais pourquoi on vous défend ce que vous voulez faire aujourd’hui. Je ne peux pas vous le dire, mais je le sais, je le sais, je le sais ! Il s’agit de votre bonheur à vous, je vous le jure par vos beaux cheveux que j’ai vu croître, par vos beaux yeux que j’ai tant de fois endormis, par votre belle bouche que j’ai nourrie quand vous étiez toute nue en mes bras comme un petit Érôs de cire. Danaë ! Danaë ! ne descendez pas cette marche, n’entrez pas dans cette cave, n’ouvrez pas les portes ici, ne touchez pas aux serrures, ne tournez pas les clefs d’airain ! C’est votre malheur qui est là ; c’est la douleur de votre vie. Quand on connaît son malheur, il faut l’oublier pour toujours ! Quand on ne le connaît pas, il ne faut pas l’aller chercher. Danaë ! retournez-vous, éteignez votre lampe, retournez vers le jour, allez-vous-en d’ici, n’y revenez jamais, n’y pensez jamais, allez-vous-en de la mort, allez-vous-en de la nuit... »

Danaë parla, d’une voix lente :

« L’huile s’est répandue sur mes mains. Elle est tombée sur mon pied nu. Je tremble. Vois-tu, nourrice ? Tiens ma lampe, je ne peux plus la porter. Oh ! je suis toute couverte de parfum. J’aurais dû tout verser dans mes mains. Mais nous avons besoin de la lampe. Éclaire-moi, nourrice. »

La nourrice pleura :

« Elle est entrée, c’était son destin qu’elle entre. C’était son destin qu’elle fût malheureuse. Ayez pitié de nous, divinités bienveillantes ! »

Et Danaë répondit :

« Je sais bien à peu près ce qu’il y a derrière cette porte. Le malheur, c’est toujours la même chose. C’est un bonheur ancien qui ne veut pas recommencer ... »

Et elle continua, comme en rêve :

« Quel bonheur ai-je eu jamais qui fût égal à celui-là ? Je sais bien ce qui va arriver. C’est-à-dire... je ne le sais pas tout à fait, mais je devine bien à peu près. Éclaire-moi plus haut, nourrice. Je vais ouvrir la porte.

— Ce n’est même pas la porte du tombeau. C’est quelque chose de plus horrible…, c’est... Oh ! je ne peux pas vous le dire. Vous le verrez, Danaë. C’est votre destin que vous le voyiez vous-même. On ne peut plus vous en empêcher. Vous-même ne pourriez plus vous en aller d’ici.

— La porte n’est pas lourde. Les gonds sont luisants. On doit l’ouvrir souvent, cette porte, n’est-ce pas ? Comment se fait-il qu’on s’occupe tant de mon malheur et qu’il n’en paraisse rien dans les yeux ? Ou bien, peut-être est-ce un malheur pour moi seule et un bonheur pour tous les autres. — La porte va céder. Je n’aurais qu’à la toucher du bout du doigt, je sens qu’elle va tourner toute seule... Vois-tu, tiens, vois-tu ? vois-tu ? ... »

Un monceau de pièces d’or s’écroula autour d’elle par la porte grande ouverte. Elle poussa un cri effrayant.

« Ah ! ... Dzeus ! ... oh ! ... oh ! ... oh ! ... mon amant !. »

Elle se jeta à terre dans le trésor ruisselant.

« Hélas ! Hélas ! dit la nourrice. Hélas ! cela devait arriver ».

Danaë avait rejeté sa tunique, sa ceinture, ses rubans brodés :

« Dzeus adoré ! Dzeus aimant ! Dzeus tendre ! je t’ai donc revu enfin et comme autrefois, dans une prison d’airain. C’était toi qu’on cachait dans cette nuit souterraine, Dieu foudroyant ! Depuis qu’on m’a laissée libre, c’est toi qu’on a voulu murer, et moi je mourais sous le soleil, ignorant la retraite où se cachait ta splendeur par qui Persée a grossi dans mon sein ! Amant ! Amant ! Je suis là ! Éveille-toi ! Anime-toi ! Soulève-toi ! Je suis Danaë ! Danaë ! ... »

Et elle se roulait sur le métal glacé.

« Tu ne m’entends pas ? ... Oh ! que tu es froid ! Mes mains sont comme dans la neige... Ah ! Ah ! ... il retombe... il ne me connaît plus. Ce n’est pas lui, nourrice... Dis-moi donc que ce n’est pas lui... J’avais bien deviné ce qui arriverait... Je ne vois plus... J’ai mal dans les bras...

— Venez, Danaë, dit la nourrice. Venez, remontez tout de suite. Il ne faut pas rester plus longtemps ici. »