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Alphonse ALLAIS, La Jeune Fille et le Vieux Cochon
À se tordre, 1891


Il y avait une fois une jeune fille d’une grande beauté qui était amoureuse d’un cochon.

Éperdument !

Non pas un de ces petits cochons jolis, roses, espiègles, de ces petits cochons qui fournissent au commerce de si exquis jambonneaux.

Non.

Mais un vieux cochon, dépenaillé, ayant perdu toutes ses soies, un cochon dont le charcutier le plus dévoyé de la contrée n’aurait pas donné un sou.

Un sale cochon, quoi !

Et elle l’aimait… fallait voir !

Pour un empire, elle n’aurait pas voulu laisser aux servantes le soin de lui préparer sa nourriture.

Et c’était vraiment charmant de la voir, cette jeune fille d’une grande beauté, mélangeant les bonnes pelures de pommes de terre, le bon son, les bonnes épluchures, les bonnes croûtes de pain.

Elle retroussait ses manches et, de ses bras (qu’elle avait fort jolis), brassait le tout dans de la bonne eau de vaisselle.

Quand elle arrivait dans la cour avec son siau, le vieux cochon se levait sur son fumier et arrivait trottinant de ses vieilles pattes, et poussant des grognements de satisfaction.

Il plongeait sa tête dans sa pitance et s’en fourrait jusque dans les oreilles.

Et la jeune fille d’une grande beauté se sentait pénétrée de bonheur à le voir si content.

Et puis, quand il était bien repu, il s’en retournait sur son fumier, sans jeter à sa bienfaitrice le moindre regard de ses petits yeux miteux.

Sale cochon, va !

Des grosses mouches vertes s’abattaient, bourdonnantes, sur ses oreilles, et faisaient ripaille à leur tour, au beau soleil.

La jeune fille, toute triste, rentrait dans le cottage de son papa avec son siau vide et des larmes plein ses yeux (qu’elle avait fort jolis).

Et le lendemain, toujours la même chose.

Or, un jour arriva que c’était la fête du cochon.

Comment s’appelait le cochon, je ne m’en souviens plus, mais c’était sa fête tout de même.

Toute la semaine, la jeune fille d’une grande beauté s’était creusé la tête (qu’elle avait fort jolie), se demandant quel beau cadeau, et bien agréable, elle pourrait offrir, ce jour-là, à son vieux cochon.

Elle n’avait rien trouvé.

Alors, elle se dit simplement : « Je lui donnerai des fleurs. »

Et elle descendit dans le jardin, qu’elle dégarnit de ses plus belles plantes.

Elle en mit des brassées dans son tablier, un joli tablier de soie prune, avec des petites poches si gentilles, et elle les apporta au vieux cochon.

Et voilà-t-il pas que ce vieux cochon-là fut furieux et grogna comme un sourd.

Qu’est-ce que ça lui fichait, à lui, les roses, les lys et les géraniums !

Les roses, ça le piquait.

Les lys, ça lui mettait du jaune plein le groin.

Et les géraniums, ça lui fichait mal à la tête.

Il y avait aussi des clématites.

Les clématites, il les mangea toutes, comme un goinfre.

Pour peu que vous ayez un peu étudié les applications de la botanique à l’alimentation, vous devez bien savoir que si la clématite est insalubre à l’homme, elle est néfaste au cochon.

La jeune fille d’une grande beauté l’ignorait.

Et pourtant c’était une jeune fille instruite. Même, elle avait son brevet supérieur.

Et la clématite qu’elle avait offerte à son cochon appartenait précisément à l’espèce terrible clematis cochonicida.

Le vieux cochon en mourut, après une agonie terrible.

On l’enterra dans un champ de colza.

Et la jeune fille se poignarda sur sa tombe.