Revoir la page d'ouverture
Revenir aux Archivaudages 

Renée VIVIEN, Le Christ, Aphrodite et M. Pépin
Publié dans la Petite Collection "Scripta Brevia", 1907


AVANT-PROPOS



Je prie les quelques-uns qui me liront de ne voir, dans cette satirette, aucune irrévérence à l’égard du divin Maître Jésus-Christ. Le Messie occidental occupe, dans la hiérarchie de mes Dieux, une place très haute. Je l’aime et je le vénère avec tendresse et profondeur. Et ce que j’attaque, dans ce minuscule volume, c’est uniquement la médiocrité et la laideur du siècle, qui rendraient impossible la seconde venue, — cependant promise ! — du Sauveur.

Jadis, le beau décor syrien entourait le Fils de l’homme de sa majesté tranquille. Et c’étaient le Jardin des Oliviers, le désert splendide, le temple de Salomon, aux murs lambrissés de cèdre, à l’autel d’or.

Mais aujourd’hui ? Si le Christ réapparaissait, parmi les souteneurs et les filles de Belleville et de Ménilmontant, comment serait-il accueilli par les reporters ?

M. Alphonse Pépin, rédacteur au
Grand Journal, transcrit en ces pages les origines du Christianisme. Il a vu. Il a écouté. Et, scribe quotidien, presque mécanique, payé sans générosité outrancière d’ailleurs, il enregistre, il constate. Des milliers de lecteurs, dépliant la feuille matinale, voient Jésus-Christ avec les yeux quelconques de M. Pépin, l’entendent avec ses oreilles vulgaires. Les Dieux ne se révèlent qu’aux âmes dignes de les contempler. Et Jésus-Christ, quoique Fils de Dieu et Dieu lui-même, ne sera jamais, pour M. Pépin et les médecins célèbres interviewés par lui, qu’un « aliéné vulgaire, atteint de mégalomanie compliquée, d’hystérie religieuse ».

Soyons chrétiens, — plaignons-les —, ne les blâmons pas.

Me fera-t-on la grâce de m’attribuer le style si personnel et si particulièrement savoureux de M. Pépin ? En toute honnêteté, je ne saurais en assumer le mérite et je considère comme un devoir de remercier les collaborateurs anonymes auxquels j’ai emprunté les tournures de phrases les plus propres à traduire exactement la beauté de nos mœurs.




________________________



« Et, en même temps, l’étoile qu’ils avaient vue en Orient allait devant eux, jusqu’à ce qu’étant arrivés sur le lieu où était l’enfant elle s’y arrêta. »

Saint Matthieu. Ch. III, verset 9






Le CHRIST





LUMIÈRE INEXPLIQUÉE.



OPINION DES SAVANTS. — CHEZ IGNACE CORNU. — L’ÉTOILE DE BETHLÉEM NE SERAIT AUTRE QUE JUNON.



Nous avons recueilli l’opinion de savants particulièrement compétents au sujet de l’étrange phénomène céleste visible en ce moment à Bethléem.

Ignace Cornu, le sympathique directeur de l’observatoire de Jérusalem, que je suis allé voir chez lui, hier matin, de la part du Grand Journal, n’a reçu d’autres informations que des récits un peu confus et même, sur certains points, contradictoires. Il écarte tout de suite l’hypothèse d’un astre nouveau, comète ou étoile temporaire, qui ne serait aperçue que des seuls habitants de Bethléem.

M. Beaubois, de l’Institut, le distingué astronome de l’Observatoire de Capharnaüm, partage entièrement cet avis. Il est porté à croire qu’il n’y a là qu’un phénomène céleste très simple, démesurément grossi par l’imagination populaire.

Peut-être s’agit-il, comme on l’avait d’abord supposé, de quelque nouveau système de projection, analogue à ceux qui ont été essayés en Amérique pour envoyer des réclames lumineuses jusque sur les nuages.

Enfin M. Ménage me donne, avec sa bonne grâce habituelle, une autre explication qui me paraît être la clef de l’énigme.

Le phénomène qui intrigue tant les habitants de Bethléem ne serait autre chose que la planète Junon, qui brille en ce moment d’un éclat incomparable dans notre ciel. Junon est arrivée, effectivement, cette année, à son périgée, périgée qui ne se produit que tous les quatre cent mille ans. C’est à tel point — M. Cornu l’a constaté lui-même ces jours-ci, — qu’elle nous envoie une lumière appréciable. L’on peut même distinguer, sur une feuille de papier blanc, l’ombre portée d’un crayon qu’elle éclaire.

Les indications données par les observatoires de Bethléem concordent d’ailleurs parfaitement comme heure et comme direction de l’orbite décrite avec la marche apparente actuelle de cette planète (je parle bien entendu de Junon). L’étrange visiteur revêt la forme ogivale. En ce moment Junon n’est pas dans son plein et affecte, comme la lune, la forme d’un croissant.

« Cet astre est entouré, ajoute M. Cornu, d’une nébulosité qui fait bien supposer qu’il s’agit d’une planète, agrandie par la réverbération des couches humides de l’atmosphère. »

Voilà ce que nous dit M. Cornu. Attendons-nous donc à voir se dissiper le mystère qui entoure jusqu’ici l’apparition de Bethléem, à moins qu’il ne s’agisse d’une projection lumineuse qui se transformera quelque jour en simple réclame commerciale.





... « Jésus s’en alla à Jérusalem.

Et, ayant trouvé dans le temple des gens qui vendaient des bœufs, des moutons et des colombes, comme aussi des changeurs qui étaient assis, il fit un fouet avec des cordes, et les chassa tous du temple avec les moutons et les bœufs ; et il jeta par terre l’argent des changeurs...»

SAINT JEAN. Ch. II, verset 14






SCANDALE DANS UNE ÉGLISE

L’ACTE D’UN FOU



L’élégante assistance qui, hier matin vers midi, écoutait avec recueillement le sermon de monsieur l’abbé Rossignol, vicaire du Saint-Sépulcre, sur la nécessité de contribuer efficacement aux donations pieuses, a été péniblement impressionnée, au moment de la collecte, par la conduite inexplicable d’un inconnu dont les gestes désordonnés attiraient depuis quelques instants l’attention. L’énergumène, armé d’un fouet à cordes, tomba à bras raccourcis sur les bedeaux et sur le sacristain, et les rossa si terriblement que l’un d’eux, M. Cauchon, cinquante-huit ans, un très honorable père de famille, dut être transporté à l’hôpital. Des gardiens de la paix, qu’on était allé chercher, arrivèrent vers la fin de la scène, et eurent toutes les peines du monde à maîtriser le forcené, qu’ils conduisirent au poste.

L’insensé déclara tout d’abord qu’il se nommait Jésus-Christ, vingt-trois ans, apprenti charpentier, sans domicile, fils d’une ouvrière séduite, Marie, qui avait réussi à se faire épouser par un fort honorable charpentier, le nommé Joseph, établi à Bethléem. Il ajouta qu’il était le Fils de Dieu et qu’il avait été envoyé sur terre pour prêcher la bonne parole aux hommes et racheter leurs fautes.

On ne sait si on se trouve en présence d’un fou véritable ou d’un habile simulateur. Jusqu’à plus ample informé, Jésus-Christ a été écroué à l’infirmerie spéciale du Dépôt.



« Jésus ayant achevé ses discours partit en Galilée et vint aux confins de la Judée, au-delà du Jourdain, où de grandes troupes le suivirent, et il guérit les malades au même lieu. »

SAINT MATTHIEU. Ch. XIX. verset 1






LE MESSIE DES CAMPAGNES

NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL DANS LE DÉSERT.



Depuis quelque temps, un certain Jésus-Christ fait beaucoup parler de lui. Il n’est bruit que des soi-disant miracles accomplis par sa volonté. Du coquet village de Bethléem, où il passa les premières années de sa vie, les centaines de malades qui viennent lui demander la guérison ont répandu son nom aux quatre coins de la Palestine. La Dépêche du Jourdain publie une lettre d’un maître-pêcheur dont nous extrayons le passage suivant : 

« Jésus-Christ, très connu à Jérusalem et aux alentours du désert où il passe une partie de l’année, opère de nombreuses guérisons.

« Pour être guéri, il suffit tout simplement d’avoir foi en lui.

« Ce monsieur, ne faisant ses cures que par humanité et gratuitement, ne tient pas à ce que son nom figure dans les journaux. Il a fait plus de 500 heureux ici, chose que je puis certifier, ayant, comme l’on dit vulgairement, vu, de mes yeux vu. »

Ainsi écrivit le maître-pêcheur.

Jésus-Christ est, me dit-on, assailli journellement par une foule de malades. Tout cela donne une haute idée de la confiance populaire. J’ai fait cette remarque que pas un médecin célèbre, pas un professeur de nos facultés ne revendiquant que la science acquise par ses nombreux travaux, malgré toute sa notoriété, n’aurait jamais pareille clientèle.

J’ai causé avec divers médecins qui connaissent particulièrement Jésus-Christ. Ils m’ont affirmé qu’il était un homme de bien, et, sans vouloir expliquer ses cures, ils ont reconnu qu’il obtenait des résultats surprenants là où la science avait échoué.

L’explication que me donna un célèbre médecin aliéniste est des plus simples.

« Nous nous trouvons ici en présence d’un aliéné vulgaire, dont l’aliénation présente des symptômes connus et catalogués : hallucinations, mégalomanie, hystérie religieuse. Mais cette forme d’aliénation n’est guère perceptible aux foules, surtout aux foules mystiques et superstitieuses des campagnes. Il n’y a donc point à s’étonner qu’un tel homme puisse communiquer aux foules sa persuasion et opérer par suggestion, sur les maladies d’origine nerveuse, des cures qui ne sortent pas de l’ordre des suggestions quotidiennement employées dans le traitement des névroses. On affirme qu’il a guéri des aveugles et des paralytiques. Mais il y a des cécités et des paralysies d’origine purement nerveuse. Fréquemment, dans les hospices, on se trouve en présence de pareils cas dont on obtient la guérison par simple suggestion. »



« Et ils commencèrent à l’accuser en disant : Voici un homme que nous avons trouvé pervertissant notre nation, empêchant de payer le tribut à César, et se disant le Roi et le Christ. »

SAINT LUC. Ch. XXIII, verset 2






LES TROUBLES EN PALESTINE

LA SITUATION S’AGGRAVE



Il est absolument indéniable qu’un fort mouvement mystico-révolutionnaire s’opère en ce moment dans toute la Palestine où les doctrines socialistes de l’agitateur Jésus-Christ ne sont malheureusement que trop répandues.

La population est très surexcitée par les discours du trop célèbre anarchiste, et l’on craint en haut lieu les pires désordres.

Jésus-Christ ne prêche rien moins que le partage des biens, autrement dit le communisme universel.

Cet homme doué d’une certaine éloquence, a acquis une influence extraordinaire et tout à fait incompréhensible sur la basse populace, et une agitation sérieuse se prépare dans les campagnes.

Nous espérons que notre gouverneur, Ponce-Pilate se montrera à la hauteur de la situation et fera mettre la main sur le chef de la révolte. Il faut faire un exemple : d’autant que l’audace des anarchistes, disciples de Jésus-Christ, encouragés par l’impunité, s’accroît de jour en jour.

Nous croyons de notre devoir de signaler à qui de droit le danger véritable que présente, pour la sécurité publique le formidable attroupement de gens sans aveu, filles soumises, souteneurs, anciens repris de justice, aux abords de Jérusalem. Cette foule peu recommandable se réunit tous les jours sur la montagne, afin d’écouter les discours anarchistes prononcés par Jésus-Christ. Ensuite, tous ces apaches se répandent dans les rues de Jérusalem répétant à tout le monde les paroles séditieuses qu’ils viennent d’entendre. Il est grand temps de faire cesser ce scandale. Espérons que la police se décidera bientôt à prendre des mesures énergiques pour sauvegarder les paisibles citoyens qui s’inquiètent à juste titre du voisinage de cette horde de bandits.



« Là-dessus, ils cherchèrent à le saisir, mais il s’échappa de leurs mains. »

SAINT MATTHIEU. Ch. X, verset 39






FUITE DE L’ANARCHISTE JÉSUS

LES RECHERCHES CONTINUENT



Les recherches entreprises par le service de la sûreté pour retrouver l’anarchiste Jésus-Christ n’ont donné aucun résultat. Le sous-chef de la sûreté a envoyé, ainsi que nous l’avons dit, des circulaires signalétiques dans toutes les directions, mais aucune réponse n’est parvenue encore à ce sujet au palais de Ponce-Pilate. On ne désespère pas, néanmoins, d’arrêter, d’ici peu, ce dangereux anarchiste dont la police possède d’ailleurs le signalement complet. La préfecture de police a mis en campagne ses plus fins limiers.



« Le soir étant venu, il se rendit là avec les douze. Et lorsqu’ils étaient à table et qu’ils mangeaient Jésus dit : Je vous dis en vérité que l’un de vous qui mange avec moi me trahira. »

SAINT MARC. Ch. XIV, verset 17



« Simon-Pierre qui avait une épée la tira, frappa le serviteur du grand-prêtre et lui coupa l’oreille droite. Ce serviteur se nommait Malchus. »

SAINT JEAN. Ch. XVIII, verset 10






ARRESTATION DE L’ANARCHISTE JÉSUS

CAPTURE MOUVEMENTÉE



D’après les indications de l’anarchiste Judas, qui avait dénoncé les agissement du chef de la bande Jésus-Christ, M. Perdreau, commissaire du quartier et les inspecteurs Froment et Ravigotte, accompagnés de plusieurs gardiens de la paix, se rendirent au Jardin des Oliviers.

Après avoir fait cerner les issues par les agents, M. Perdreau et les gardiens de la paix pénétrèrent dans le Jardin, et se livrèrent à une véritable chasse à l’homme.

À la vérité, la capture fut une périlleuse opération, car un nommé Pierre, quarante ans, qui faisait partie de la bande, n’eut pas plutôt reconnu la qualité des agents qu’il entra dans une violente fureur, menaçant de les tuer s’ils approchaient de Jésus-Christ. Et, ce disant, il brandissait un poignard à lame effilée.

Sans se laisser intimider par sa résistance, l’agent Malchus s’avança et se jeta sur lui. Un terrible corps à corps s’ensuivit, au cours duquel le brave agent eut l’oreille droite coupée. Le misérable apache, finalement terrassé, fut ligoté et conduit au commissariat ainsi que Jésus-Christ, l’instigateur de cet acte inqualifiable.



« Pierre cependant était en dehors assis dans la cour, et une servante s’approchant lui dit : Vous étiez aussi avec Jésus de Galilée.

Mais il nia devant tout le monde, en disant : Je ne sais ce que vous dites. »

SAINT MATTHIEU. Ch. XXVI, vers. 69






INTERROGATOIRE DE L’ANARCHISTE PIERRE



RÉVÉLATIONS SENSATIONNELLES. — NOUVEAUX DÉTAILS. — CONFRONTATION ÉMOUVANTE.



Avant Judas, M. Tantinet avait interrogé, en présence de M. Jasmin, le sympathique commissaire de police de notre quartier, l’anarchiste Pierre, inculpé d’affiliation à une association de malfaiteurs. Pierre déclara réprouver la propagande par le fait et ne pas être en relations avec Jésus-Christ. L’agent Sale fut alors introduit. Il déclara reconnaître Pierre sans hésitation.

Pierre opposa aux dires de l’agent un énergique démenti. Aussitôt, un superbe coq, apporté par un paysan qui avait été emmené au commissariat dans un état d’ébriété complète, se mit à chanter. L’accusé, remué, on ne sait trop pourquoi, par la voix du gallinacé, fondit en larmes et M. Tantinet dut suspendre l’interrogatoire.



«  ;... Mais ils se mirent à crier : Ôtez-le du monde. Crucifiez-le.

Alors donc Pilate le leur abandonna pour être crucifié. Ainsi ils prirent Jésus et l’emmenèrent. Et portant sa croix, il vint au lieu appelé le Calvaire…

Après cela, Jésus sachant que toutes choses étaient accomplies, afin qu’une parole de l’Écriture s’accomplit encore il dit : j’ai soif.

Et comme il y avait là un vase plein de vinaigre, les soldats en emplirent une éponge et l’environnant d’hysope, la lui présentèrent à la bouche.

Jésus ayant donc pris le vinaigre dit : tout est accompli et baissant la tête rendit le dernier soupir. »

SAINT JEAN. Ch. XIX, verset 28






LA GUILLOTINE AU CALVAIRE



EXÉCUTION DE L’ANARCHISTE JÉSUS-CHRIST. — LE CALVAIRE…



LE RÉVEIL.



Cependant l’érection de la sinistre machine s’avance. Dans les immeubles, en face de la prison, on s’est lassé de regarder, et par les fenêtres largement ouvertes, passent des chants, des rires, et des bruits de joie. Ici des guitares soutiennent quelque sérénade d’Espagne ; là, un piano égrène une valse, et l’on aperçoit des couples qui tournoient. Ailleurs, autour des tables servies, des gens festoient, tandis que, debout sur une chaise, une serviette autour de la tête, une femme chante une pleurarde et sentimentale romance. Dehors, sur la place, le bruit sourd des maillets qui achèvent le montage de la guillotine, ponctue les mélodies. Des cris s’élèvent : 

« À mort, Jésus-Christ, à mort ! »

L’heure de l’expiation est fixée à quatre heures moins un quart.



L’EXPIATION



L’aube a blanchi le ciel. Il fait déjà grand jour. D’un pas lent, le fourgon se dirige de la prison vers la guillotine, auprès de laquelle il s’arrête bientôt. La portière s’ouvre et le condamné soutenu par deux aides, apparaît.

À cet instant, des rues avoisinantes, une clameur immense s’élève : « À mort ! à mort ! » hurlent des milliers de poitrines.

Une rapide pâleur blêmit les joues de Jésus-Christ, qui se retourne et laisse tomber ces mots : 

« Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font ! ».

Mais les aides viennent de le pousser vers la bascule qui s’abat et glisse vers la lunette. Et, comme son cou s’y engage, tandis que le premier aide, qui lui a saisi les oreilles, attire la tête vers lui, d’une voix forte, le condamné clame encore, par deux fois : 

« Père je remets mon esprit entre tes mains ! »

Un bruit sec. Un éclair. Un jet de sang. Le corps roule dans le panier. Justice est faite...



« Mais l’ange s’adressant aux pauvres femmes leur dit : ... Hâtez-vous d’aller dire à ses disciples qu’il est ressuscité. »

SAINT MATTHIEU. Ch. XXVIII, verset 5






VOL D’UN CADAVRE

MYSTÈRE D’UN LABORATOIRE



Un audacieux vol de cadavre vient d’avoir lieu dans le laboratoire du Dr Beaubois, qui avait fait envoyer chez lui, à fins d’autopsie, le cadavre de l’anarchiste Jésus-Christ, exécuté avant-hier sur la montagne du Calvaire.

Ce matin, le savant praticien ne fut pas peu surpris de voir que le cadavre avait été enlevé par des mains inconnues. On recherche activement les auteurs de cet étrange forfait. Joseph d’Arimathie, un disciple du défunt anarchiste, et une fille soumise Marie de Magdala, dite Marie-Magdeleine, qui était également très liée avec Jésus-Christ, ont été d’abord arrêtés, mais on a dû les relâcher, faute de preuves. Marie-Magdeleine a pu fournir un alibi que l’on reconnut sérieux. Quant à Joseph d’Arimathie, les policiers purent se rendre compte que ses dénégations étaient l’expression de la vérité.

Le plus curieux de cette bizarre affaire, c’est la croyance dans le monde spécial des apaches et des filles de bas-étage, que fréquentait habituellement feu Jésus-Christ, que le fameux anarchiste est ressuscité...







APHRODITE





L’Aphrodite d’or, Kypris couronnée de violettes, naquit une seconde fois... Car elle voulait réjouir par sa présence la multitude des hommes.

Divinement nue, la Déesse jaillit de la mer… Et ce fut, dans l’univers heureux, un hymne universel.

Étendue dans une immense conque, aux parois irisées et que berçaient les remous, Kythérée vogua vers Paris.

Les ténèbres étaient descendues sur un paysage du Nord que ne reconnaissaient point les yeux de l’Anadyomène. Les peupliers bruissants et pointus, les chênes, les érables, remplaçaient les oliviers et les cyprès… Les cigales ne chantaient plus dans l’ombre chaude… Les pois d’or ne fleurissaient plus sur les rives…

Toute la nuit, la Déesse vogua sur le fleuve. Et, vers l’aube, la conque s’arrêta.

Kypris vit, pour la première fois, une cité aux ponts de pierre grise…

La place de la Concorde s’éveillait… Et la Déesse, s’arrêtant enfin, quitta la conque voyageuse.

Nue comme au jour de sa naissance divine, Kythérée traversa la place et entra dans la ville.

Le vent du matin avivait l’éclat des astéries qui couronnaient le front de la Déesse. Un peu d’embrun mouillait encore la fleur du sein gauche. Les cheveux semblaient une forêt marine d’algues dorées. Les prunelles variables recélaient toutes les couleurs de la mer. Plus blanc que l’écume natale le corps olympien resplendissait…

Nue comme au jour de sa naissance divine, Kythérée entra dans la ville…

Et ce fut parmi les passants, l’effroi et le scandale... Un sénateur, réfugié derrière son parapluie brusquement ouvert, dit tout haut : 

« Peut-on concevoir un pareil outrage à la pudeur publique ! … » Sa réflexion s’aggrava, plus amère encore : « Et naturellement, pas un sergent de ville ! »

Concupiscent, un bourgeois laissa tomber ces paroles : « Cristi ! elle est gentille, cette petite femme-là ! La taille n’est pas assez fine peut-être… Et ça manque de fesses… Mais enfin, elle est plutôt bien faite… Hé ! la petite mère ! … »

Entraînant sa fillette qu’elle menait à un cours de solfège, une mère, rougissante, déclara que Paris n’était plus un séjour tolérable pour les honnêtes femmes… « On devrait faire jeter en prison des gourgandines pareilles, qui se promènent sans chemise dans les rues… » s’écria-t-elle. Pudique, elle ajouta : « Et en plein jour encore ! »

Sournoisement, un garçon boucher pinça la croupe de la Déesse… Un gamin lui jeta des cailloux…

Sereine, Aphrodite d’or marchait devant la foule hostile, goguenarde, effarée. Les pas de l’Immortelle déplaçaient des parfums… Autour d’elle, le soleil se faisait très doux.

Cependant le sénateur était parti en courant… Bientôt il revenait accompagné de deux agents qui s’emparèrent de la fille de Zeus. Et l’ayant recouverte de leur capote réglementaire, ils l’emmenèrent au poste de police voisin…

Lorsque le commissaire la somma, sur un ton officiel, de décliner ses nom et qualités :

« Insensé, dit la Déesse, ne m’as-tu pas reconnue ? Je suis Aphrodite, qui aime les sourires, Aphrodite, couronnée d’or… Moi seule donnai aux Dieux le doux désir. Je domptai les races des hommes et les oiseaux, et la multitude des bêtes sauvages. Tous ont le souci de Kythérée à la belle chevelure.

Maintenant, écoute et souviens-toi de mes paroles. J’ai quitté la demeure de mon Père, le large Ouranos, pour verser aux hommes le nectar mêlé d’allégresse.

Pour la seconde fois, j’apparais au milieu des mortels, non point dans Kypros maritime, mais dans Paris fluvial…

Étranger, fais bâtir pour moi, en cette ville que j’ai honorée entre toutes, un temple où l’on m’offrira de parfaites hécatombes. J’y demeurerai, parmi l’encens et le parfum des guirlandes tressées. Les races futures m’apporteront des présents splendides et je recevrai, joyeuse dans mon esprit, les beaux sacrifices des Parisiens. »

Ainsi parla la fille de Zeus, se souvenant des paroles mêmes d’un Aède qui, jadis, l’avait louée en des strophes irréprochables.

Le commissaire écouta gravement. Puis il donna un ordre à voix basse.

Un des agents sortit aussitôt…

Il se fit une pause, interrompue par la venue de deux gardiens de la paix. Un fiacre attendait devant la porte du commissariat… Avec une fermeté exempte de douceur les agents empoignèrent l’Immortelle et l’y jetèrent. Mystérieusement, l’un d’eux communiqua au cocher apoplectique l’adresse du Dépôt.

On conduisit Kypris aux joues resplendissantes dans une cellule étroite. Après quelques phrases parfaitement inutiles, on la laissa dans la solitude.

La Bienheureuse s’assit, pleine de pensées… Vainement elle avait quitté l’Ouranos battu des vents, glorieuse demeure de son père… Les temps et les peuples avaient changé de façon lamentable. Nul, dans la ville bien bâtie où Kypris était venue, ne l’avait saluée en lui tendant les mains. Nul, dans son cœur, n’avait reconnu la Déesse immortelle.

Le soir était tombé. De nouveau des agents apparurent.

De nouveau, s’emparant de la Déesse, ils la firent entrer dans un fiacre.

La voiture partit, cahin-caha, vers une maison de fous. Elle cahota, grinça, et s’arrêta, comme à regret. La Déesse et les agents descendirent. Sans une parole, ils traversèrent le préau.

Mais voici que les grillages d’une fenêtre encadrèrent une face livide… Dans cette face brûlaient des prunelles hagardes, ouvertes avec une immense stupeur. Et une voix rauque jeta ce cri déchirant :

« Je te vois et je t’adore, Aphrodite, née de l’écume, Kythérée immortelle ! Je te contemple, lumière de Kypros, splendeur de l’Hellas aux belles femmes ! Sois louée éternellement, fille du ciel et de la mer, Aphrodite couronnée de violettes ! »

La bave aux lèvres, l’homme retomba… Un surveillant emprisonna promptement ses membres convulsés dans la camisole de force.

Le fou avait été poète…

D’un pas tranquille, la Déesse entra dans la maison. Au-dessus du toit dont les cheminées vomissaient une fumée noire, plana soudain un vol de mystérieuses colombes. Et entre les fentes de la cour jaillirent irrésistiblement des roses.

Mais nul, autour de la Déesse, ne fut témoin du suave prodige, car, dans le préau, la nuit s’était faite…