Revoir la page d'ouverture
Revenir aux Archivaudages 

Joséphin SOULARY, Les Métaux
Œuvres poétiques de Joséphin Soulary - Première partie, Sonnets, 1847-1871







L'or


Ton rire est jaune, il a le timbre sarcastique.
Hideux comme Judas, beau comme Danaé,
C’est toi le trahisseur et le prostitué !
N’es-tu pas le soleil en grimoire hermétique ?

Savait-il donc déjà, le Chaldéen mystique,
Pour t’avoir vu de fange en lingot transmué,
Qu’il n’est pas chair si laide et cœur si pollué
Où ton reflet n’attache un éclat magnétique ?

À l’œuvre ! et noyons-nous au splendide métal !
Âmes et corps, passez dans le creuset fatal :
C’est un rude fondeur que Satan-Trismégiste !

Tout élément humain, le voilà mis au feu ;
Est-ce assez ? – Pas encor ! – Quoi plus, noir alchimiste,
Tu regardes le Ciel ! – « Ah ! si ce n’était Dieu !... »


        
L'argent


Triste Phœbé, soleil des amours ennuyés,
Un joaillier de malheur a fait ton diadème.
Quels dégoûts Tubalcain avait-il essuyé,
Le jour où de l’argent il t’imposa l’emblème ?

Quand tu flottes aux cieux, mélancolique et blême,
Comme une tête exsangue aux regards dévoyés,
Tu verses tes rayons en faisceaux monnayés,
Ton orbe est effigie ; et c’est par là qu’on t’aime.

Le rusé paysan te prend pour témoin sûr
Des écus épargnés qu’il cache au pied d’un mur :
Sa fille, à ton flambeau, pour une pièce blanche,

Vend son corps, chaque soir, au plaisir libertin ;
Et du voleur de nuit la main, par toi plus franche,
Force sans bruit le coffre au murmure argentin.


        
Le mercure


La couleuvre raillait Ève, d’Éden chassée.
Du bout du glaive ardent l’Ange piqua son dos :
En livides filons une bave glacée
Découla du flanc noir qui ne s’est jamais clos.

Pleure, ô Terre, la tache à ton beau front laissée !
Le virus métallique a pénétré tes os,
Et l’étrange poison t’envahit sans repos,
Excoriant ta chair, engluant ta pensée !

Volupté ! le serpent blessé savait comment
Tu mettrais dans les corps la fièvre en mouvement.
Par toi, le sang hésite aux artères oisives ;

Du génie énervé se fige le cerveau ;
Et la Psyché lépreuse, un pied dans le tombeau,
Pose au front de l’Amour des lèvres corrosives.


        
Le cuivre


Lorsqu’à Chypre, berceau de la dive Aphrodite,
Pour la première fois, le clairon rutilant
Fit éclater, du fond de son orbe sanglant,
La note que jamais la flûte n’avait dite,

L’âcre saveur du son, comme un couteau brûlant,
Pénétra sous le sein de la vierge interdite,
Et, par un sens nouveau, notre race maudite
Perçut la clameur rouge et le sanglot parlant.

Voix du métal, sonnez ! bugles, trompes, cymbales.
Quand vous brisez dans l’air vos ondes infernales,
L’abeille, sur la fleur, sans aiguillon s’abat.

Sonnez ! le nid tressaille et la couveuse est ivre,
Quand le coq aux échos jette son chant de cuivre !
Sonnez ! car notre amour est un coq de combat !


        
Le fer


Récolte aux sillons d’or, révolte au cœur humain,
L’Idée est avancée, et la moisson est mûre.
Prends la tranchante faux, mets la sonore armure ;
Laboureur et soldat, vous dormirez demain !

Pour l’homme et pour le fer le repos est souillure :
Rouille, il ronge le soc ; sang, il glace la main.
Corps fauchés, blés coupés, couchez-vous sans murmure,
Gerbes de l’avenir, Dieu vous glane en chemin !

Dans la chair et le sol, plonge-toi sans colère,
Impassible instrument du duel séculaire ;
Car ton œuvre est bénie, ô fer étincelant !

Et quand, sous ton éclair, sonne l’enclume dure,
L’Humanité tressaille, – oh ! comme si son flanc,
Pour accoucher d’un monde, attendait ta blessure !


        
L'étain


Je vous devais un chant, et je vous le dédie,
Berceuses du Génie, au sein maigre et flétri,
Souffrance et Pauvreté, dont la main engourdie
Au gobelet d’étain nous verse un lait aigri !

Pâle métal, salut ! C’est toi, l’endolori !
Tu sonnes deux sons creux : Misère et Maladie !
La fièvre exhale en toi son odeur affadie,
Et, comme un os froissé, tu grinces dans un cri !

En vain l’Esprit est fort, en vain la Chair est dure :
Quand le maître en veut faire un docile instrument,
De la Douleur entre eux il coule la soudure,

Et le mordant cruel s’y fixe intimement,
Faisant des trois en un ce mélange humble et triste,
À qui Dieu dit « Sois homme ! » et l’homme « Dieu t’assiste ! »


        
Le plomb


Ô vieux mangeur d’enfants, Minotaure-Saturne,
Tu baptisas le plomb, et tu l’as bien nommé !
N’est-il pas, comme toi, cet ogre taciturne,
Toujours à jeun, toujours de chair fraîche affamé ?

L’homme a vécu. Le corps, cendre informe, est dans l’urne,
Le couvercle de plomb sans bruit s’est refermé,
Et le drame commence, à huis clos consommé,
Entre la chair défaite et son bourreau nocturne.

Sombre métal des morts, tu donnes le frisson !
Le doigt t’agace en vain, tu ne rends pas de son ;
Tu tombes sans bondir, en masse inerte et flasque.

Ha ! celui que ton poids étouffe est bien tenu,
Puisque nul n’a fait trou dans ce rideau qui masque
Le dénoûment de l’être au fond de l’inconnu.


        
Alliage


Poésie, au soleil apporte ton cristal ;
Industrie, à la flamme expose ta coupelle ;
Dans son léger calice, ô que la fleur est belle !
Comme en sa lourde gangue il est fier, le métal !

Formons l’hymen céleste et l’hymen infernal.
L’Esprit n’enfante pas sans union charnelle,
Et le Bien, pour agir, à son secours appelle
Cet autre bras de Dieu qui se nomme le Mal.

Nous sommes l’aiguillon qui tient l’âme en haleine,
Le poignet du travail et l’ahan de la peine ;
Nous chantons avec l’homme, et pleurons avec lui !

Que Satan, un seul jour, éteigne sa fournaise,
Et de nouveau le Ciel sera pris par l’Ennui,
Ce Titan foudroyé de l’antique Genèse !