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Joséphin SOULARY, L'Hydre aux sept têtes
Œuvres poétiques de Joséphin Soulary - Première partie, Sonnets, 1847-1871







L'hydre


Poètes au bras fort, rois nerveux de l’arène,
À vous la lourde épée, arme du vrai danger !
Timide picador, je prends le dard léger
Qui pince l’épiderme en l’effleurant à peine.

Le moment est venu, l’Hydre a rompu sa chaîne,
Et dans nos rangs, partout où son œil peut plonger,
Elle guette, à coup sûr, une proie à ronger.
Haut le bras ! haut le cœur ! le monstre en vaut la peine.

Il a beau, loin du jour, se blottir à l’écart,
Et mettre un feu bénin dans son fauve regard ;
Il a beau dans la fange enfouir ses sept têtes,

J’entame l’escarmouche, et je vais l’agaçant.
Si le monstre affolé s’éveille en rugissant,
Pour l’abattre d’un coup tenez vos lames prêtes.


        
Superbia


Tu n’échapperas pas ! De près je veux connaître
Le dessous de ton masque, orgueilleux parvenu.
À bas ces oripeaux ! ça, qu’on se mette nu !
Fi ! sottise et laideur ?... J’en étais sûr, beau maître !

Chemise de Nessus que l’impudeur pénètre,
Orgueil ! quand sur sa chair un rustre t’a tenu,
Il lui passe à la tête un vertige inconnu,
Des accès de démence à changer tout son être.

C’est l’homme de Stamboul, d’opium enivré :
Dans les champs de l’extase un moment égaré,
Loin du sol il s’élève, il plane, il est splendide ;

Qu’une chute à propos lui rende la raison,
C’est pitié de le voir, tant l’étrange poison
Lui laisse le front lourd, l’œil vague, et l’air stupide !


        
Avaritia


Volontaire martyr de l’éternel Souci,
De lui-même il se voue à l’âcre pénurie ;
Il ne veut ni plaisirs, ni parents, ni patrie ;
Malheureux à cœur fendre, il a tout à merci !

Un beau jour, desséché de faim, de froid transi,
Il recompte son or, le pèse et l’apparie,
Quand sa main se desserre, et qu’une voix lui crie :
« Holà ! drôle ! un moment ! n’emportons rien d’ici !

Ouvre la main ! la main rapace et convulsive
Qui, palpant chaque écu d’une étreinte lascive,
Pièce à pièce dans l’ombre empilait le remord !

L’autre, à présent ! la main gorgée outre mesure
Des larmes de la veuve et des gains de l’usure !
L’autre ! l’autre ! – Harpagon, crois-tu voler la mort ? »


        
Invidia


Nous avons du serpent la haine et l’œil oblique,
Et le venin mortel, et le pas sinueux ;
Malheur à qui veut fuir notre niveau boueux :
Nous tuons son essor d’une dent colérique !

Serions-nous donc marqués au sceau diabolique ?
Et, maudits, sans retour déshérités des Cieux,
Saurions-nous que jamais sur nos reins tortueux
La gloire ne fera pousser l’aile angélique ?

Mais non ; chacun de nous aspire au noble vol.
Laisse donc, ô jaloux, l’aigle quitter le sol,
Et, luttant de désir, gagne avec lui les nues !

Tu ne peux ? mais essaie ! as-tu la volonté ?
Courage ! l’aile pousse ; – as-tu la charité ?
Vole ! vole à ton tour, tes ailes sont venues !


        
Luxuria


Il est vieux, donc blasé ; servez-lui des primeurs !
Satyre infirme, il chasse aux amours impubères ;
L’œil au guet, quand la faim détend les bras des mères
Sur l’enfant nu qui tombe il distrait ses fureurs.

La Volupté féroce est l’ogre de nos mœurs !
Virginité, candeur, ignorances si chères,
Vos tortures, vos pleurs, se prisent aux enchères,
Et le corps le plus frêle a le plus d’acheteurs !

Triste victime, ô toi que le crime féconde,
À tes flancs douloureux arrache un fruit immonde !
Mais non ! vis dans ta honte, et sois mère ; il le faut !

Car le bouc au besoin se fait juge pudique :
Il adjure à grands cris la morale publique,
Et, de par la vertu, t’envoie à l’échafaud !


        
Gula


Fi ! quelle heure prends-tu pour lui crier famine,
Lazare ? mais ce riche est fort préoccupé !
Le matin ? – mais à peine il quitte le soupé.
Dans le jour ? – mais il mange. Et le soir ? – mais il dîne.

Plus de moelle au cerveau, de cœur dans la poitrine ;
Le ventre est roi partout, il a tout usurpé ;
Alambic incessant, par l’alcool sapé,
Ce riche ne vit pas, ô Lazare ! – il rumine !

Demain verra l’artère éclater sous le sang,
Et l’auguste pourceau mourir, en vomissant
L’âme, comme un fœtus ignoré dans sa panse.

Lazare, qu’attends-tu ? l’aumône ? – Arrière enfin,
Gueux plus riche que lui d’une éternelle faim,
D’un grand cœur, d’un sang calme, et d’un cerveau qui pense !


        
Ira


Soit qu’il lave un affront, soit qu’il venge un État,
Qu’il dresse un guet-apens ou gagne une bataille,
Sous la balle qui troue ou le couteau qui taille
L’assassinat toujours est un assassinat !

Horreur ! chaque soleil éclaire un attentat !
Ici, c’est le stylet ; là-bas, c’est la mitraille ;
Et, dans nos rangs pressés, jouteurs de même taille,
La Colère et la Mort prennent leur sombre ébat !

Plaintive Humanité, mère qu’on martyrise,
Corps vivace toujours, qui toujours agonise,
L’Amour étanche en vain les flots de ton sang noir !

Épuisée, un moment t’endors-tu sur ta couche,
Ton bourreau te réveille avec ce cri farouche :
« Desdémone ! as-tu fait ta prière, ce soir ? »


        
Pigritia


Habits bas, mes amis ! sur le bord du chemin
Jetons ce qui nous pèse, et que notre œuvre avance !
Âme et sol, creusons tout avec persévérance ;
Dieu lui-même est au bout de chaque effort humain !

Aux uns l’outil pesant qui déchire la main ;
Aux autres les jalons, signaux d’intelligence ;
Qu’importe notre lot ? Plus tard tout se compense ;
Le maître a son secret qu’il nous dira demain.

Malheur à l’ouvrier qui faiblit sous la tâche !
À son front, comme un plomb, l’hébétement s’attache,
Et son cœur se consume en des rêves mauvais.

Coureur poussif, il tombe au seuil de l’Hespéride,
Et voit fuir loin de lui l’Espérance candide,
Atalante aux pieds d’or qu’il n’atteindra jamais.