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Marc-Antoine Girard de SAINT-AMANT, Les Visions
1624



À Damon.

Le cœur plein d'amertume et l'âme ensevelie
Dans la plus sombre humeur de la mélancolie,
Damon, je te décris mes travaux intestins,
Où tu verras l'effort des plus cruels destins
Qui troublèrent jamais un pauvre misérable,
À qui le seul trépas doit être désirable.
Un grand chien maigre et noir, se traînant lentement,
Accompagné d'horreur et d'épouvantement,
S'en vient toutes les nuits hurler devant ma porte,
Redoublant ses abois d'une effroyable sorte.
Mes voisins, éperdus à ce triste réveil,
N'osent ni ne sauraient rappeler le sommeil ;
Et chacun, le prenant pour un sinistre augure,
Dit avec des soupirs tout ce qu'il s'en figure.
Moi, qu'un sort rigoureux outrage à tout propos
Et qui ne puis goûter ni plaisir ni repos,
Les cheveux hérissés, j'entre en des rêveries
De contes de sorciers, de sabbats, de furies ;
J'erre dans les enfers, je rôde dans les cieux ;
L'âme de mon aïeul se présente à mes yeux ;
Ce fantôme léger, coiffé d'un vieux suaire,
Et tristement vêtu d'un long drap mortuaire,
À pas affreux et lents s'approche de mon lit ;
Mon sang en est glacé, mon visage en pâlit,
De frayeur mon bonnet sur mes cheveux se dresse,
Je sens sur l'estomac un fardeau qui m'oppresse.
Je voudrais bien crier, mais je l'essaie en vain :
Il me ferme la bouche avec sa froide main ;
Puis d'une voix plaintive en l'air évanouie,
Me prédit mes malheurs et longtemps, sans ciller,
Murmurant certains mots funestes à l'ouïe,
Me contemple debout contre mon oreiller.
Je vois des feux volants, les oreilles me cornent ;
Bref, mes sens tous confus l'un l'autre se subornent
En la crédulité de mille objets trompeurs
Formés dans le cerveau d'un excès de vapeurs,
Qui, s'étant emparé de notre fantaisie,
La tourne moins de rien en pure frénésie.

Souvent tout en sueur je m’éveille en parlant,
Je saute hors du lit, l’estomac pantelant,
Vais prendre mon fusil, et d’une main tremblante
Heurtant contre le fer la pierre étincelante,
Après m’être donné maint coup dessus les doigts,
Après qu’entre les dents j’ai juré mille fois,
Une pointe de feu tombe et court dans la mèche,
Ravivant aussitôt cette matière sèche,
J’y porte l’allumette, et n’osant respirer
De crainte de l’odeur qui m’en fait retirer,
Au travers de ce feu puant, bleuâtre et sombre,
J’entrevois cheminer la figure d’une ombre,
J’entends passer en l’air certains gémissements,
J’avise en me tournant un spectre d’ossements ;
Lors, jetant un grand cri qui jusqu’au ciel transperce,
Sans pouls et sans couleur je tombe à la renverse.
Mon hôte et ses valets accourent à ce bruit,
Mais de tout leur travail ils tirent peu de fruit ;
Ils ont beau m’appeler, et d’un fréquent usage
Me répandre à l’abord de l’eau sur le visage,
M’arracher les sourcils, me pincer par le nez,
Et s’affliger autant comme ils sont étonnés,
Je ne puis revenir non plus que si la Parque
M’avait déjà conduit dans la fatale barque.
Je suis tellement froid que mon corps au toucher
Ne se discerne point d’avecques le plancher,
Où gisant de mon long, toute force abattue,
On dirait à me voir que je suis ma statue.

Il me souvient encore, et non pas sans terreur,
Bien que je sois certain que ce fut une erreur,
Que la première nuit qu’au plus fort des ténèbres
S’apparurent à moi ces visions funèbres,
M’étant évanoui, comme je l’ai décrit,
De l’extrême frayeur qui troubla mon esprit,
Et ces gens essayant d’une inutile peine
À me restituer la chaleur et l’haleine,
Un d’entre eux s’avisant de me donner du vin,
Bacchus, que j’ai tenu toujours plus que divin,
Réveillant tout à coup ma vigueur coutumière,
Fit résoudre mes yeux à revoir la lumière.
Alors, comme en sursaut je me lève tout droit,
Représentant au vif un mort qui reviendroit ;
Puis, regardant partout d’une vue égarée,
Je m’efforce à leur dire en voix mal assurée :
« Fantômes ( car d’effroi je les prenais pour tels ),
Quel plaisir avez-vous à troubler les mortels ?
Quel sujet vous amène à ces heures nocturnes ?
Qui vous a fait quitter vos manoirs taciturnes ? »
Mes badauds, ébahis d’entendre ce propos,
Haut allemand pour eux, jouant au plus dispos,
En chemise et nus pieds, sans m’user de langage,
Vers le degré prochain troussent vite bagage,
Disent que je suis fou, qu’il y fait dangereux,
Emportent la chandelle et barrent l’huis sur eux,
Si qu’à peine mon œil les put bien reconnaître,
Que comme un tourbillon il les vit disparaître.

La lune, dont la face alors resplendissait,
De ses rayons aigus une vitre perçait,
Qui jetait dans ma chambre, en l’épaisseur de l’ombre,
L’éclat frais et serein d’une lumière sombre,
Que je trouvais affreuse, et qui me faisait voir
Je ne sais quels objets qui semblaient se mouvoir.
Cette nouvelle erreur, dedans ma tête empreinte,
Me rendant à la fin hardi par trop de crainte,
Je mets flamberge au vent, et, plus prompt qu’un éclair,
J’en fais le moulinet, j’en estocade l’air,
Imitant la valeur du brave don Quichotte,
Quand au fort du sommeil, coiffé de sa marotte,
Pensant prendre au collet un horrible géant,
Et dans un tournemain le réduire au néant,
Il exploita si bien, comme chante l’histoire,
Que sur les cuirs de vin son glaive eut la victoire.

Mais je m’engage trop dans ce plaisant discours,
Muse, je t’en conjure, arrêtons-en le cours ;
Reprenons tristement notre style funeste,
Et, si cela se peut, disons ce qui nous reste.
Voilà donc, cher Damon, comme passe les nuits
Ton pauvre Clidamant, comblé de mille ennuis,
Et toutefois, hélas ! ce ne serait que roses
Si les jours ne m'offraient de plus horribles choses.

Cet astre qu'on réclame avec tant de désirs
Et de qui la venue annonce les plaisirs,
Ce grand flambeau du ciel, ne sort pas tant de l'onde
Pour redonner la grâce et les couleurs au monde,
Avec ses rayons d'or si beaux et si luisants,
Que pour me faire voir des objets déplaisants.
Sa lumière, inutile à mon âme affligée,
La laisse dans l'horreur où la nuit l'a plongée ;
La crainte, le souci, la tristesse et la mort,
En quelque lieu que j'aille, accompagnent mon sort.
Ces grands jardins royaux, ces belles Tuileries,
Au lieu de divertir mes sombres rêveries,
Ne font que les accroître et fournir d'aliment
À l'extrême fureur de mon cruel tourment.
Au plus beau de l'été je n'y sens que froidure,
Je n'y vois que cyprès, encore sans verdure,
Qu'arbres infortunés tout dégouttants de pleurs,
Que vieux houx tous flétris et qu'épines sans fleurs.

L'écho n'y répond plus qu'aux longs cris de l'orfraie,
Dont le mur qui gémit en soi-même s'effraie ;
Le lierre tortu qui le tient enlacé,
En frémissant d'horreur, en est tout hérissé,
Semblable en sa posture à ces enfants timides
Qui, le corps tout tremblant et les yeux tout humides,
Embrassent leur nourrice alors que quelque bruit
Les va dedans leur couche épouvanter la nuit.
Si j'y rencontre un cerf, ma triste fantaisie
De la mort d'Actéon est tout soudain saisie ;
Les cygnes qu'on y voit dans un paisible étang
Me semblent des corbeaux qui nagent dans du sang ;
Les plaisants promenoirs de ces longues allées,
Où tant d'afflictions ont été consolées,
Sont autant de chemins à ma tristesse offerts
Pour sortir de la vie et descendre aux enfers.
Le Louvre dont l’éclat se fait si bien paraître,
N’est à mes yeux troublés qu’un château de Bicêtre ;
Le fleuve qui le borde est à moi l’Achéron,
J’y prends chaque bateau pour celui de Charon,
Et, me croyant parfois n’être plus rien qu’une ombre
Qui des esprits sans corps ait augmenté le nombre,
D’une voix langoureuse appelant ce nocher,
Je pense à tout moment qu’il me vienne chercher.

Si je prends quelque livre en mon inquiétude,
Et tâche à dissiper cette morne habitude,
Marot, en ses rondeaux, épîtres, virelais,
Le moqueur Lucien et le fou Rabelais,
Se métamorphosant par certains tours magiques,
Ne sont remplis pour moi que d’histoires tragiques.
Ovide en l’Art d’aimer m’épouvante à l’abord ;
Amour, avec son dard, y passe pour la Mort ;
Avec son dos ailé, pour un oiseau funeste ;
Avec son mal fiévreux, pour une horrible peste,
Et pour une furie avecques son flambeau,
Qui ne sert qu’à guider les hommes au tombeau.

Si, pour me retirer de ces creuses pensées,
Autour de mon cerveau pesamment amassées,
Je m’exerce parfois à trouver sur mon luth
Quelque chant qui m’apporte un espoir de salut,
Mes doigts, suivant l’humeur de mon triste génie,
Font languir les accents et plaindre l’harmonie ;
Mille tons délicats, lamentables et clairs,
S’en vont à longs soupirs se perdre dans les airs,
Et, tremblants au sortir de la corde animée,
Qui s’est dessous ma main au deuil accoutumée,
Il semble qu’à leur mort, d’une voix de douleur,
Ils chantent en pleurant ma vie et mon malheur.

Si je vais par la ville, aux plus beaux jours de fête,
Le sort, dont la rigueur pend toujours sur ma tête,
Donnant même aux plaisirs de noirs événements,
Ne me fait rencontrer partout qu’enterrements,
Que pâles criminels que l’on traîne au supplice ;
Et lors, m’imaginant quelque énorme injustice,
Je m’écrie à l’abord, les sens de peur transis :
« Dieux ! serait-ce point là mon pauvre ami Tircis ?
Non, non, ce n’est pas lui, ma vue est insensée ;
Votre gloire en sa mort serait intéressée,
Et l’équité céleste aime trop l’innocent
Pour le payer si mal des peines qu’il ressent. »

Puis, quand il me souvient de l’horrible aventure
Qui mit tout mon bonheur dedans la sépulture,
En y mettant Lysis, et qu’il m’est défendu
De chercher seulement le bien que j’ai perdu,
Je m’abandonne aux pleurs, je tremble tout de plaintes,
Un mortel désespoir me donne mille atteintes,
Et, parmi les tourments qui m’ôtent le repos,
Songeant à mes écrits, je dis à tout propos :
« Ô belle Polyxène ! amante infortunée !
Tu dois bien regretter sa courte destinée,
Puisque une telle fin t’interdit d’espérer
Celle des longs travaux qui te font soupirer !
Ô précieux enfant d’une si rare plume !
Beau livre ! grand trésor, mais trop petit volume !
Ouvrage que la mort empêcha de finir !
Je crois que t’ayant vu, tout bon sens doit tenir
Que la plus belle chose, en quoi que l’on souhaite,
Se pourra désormais appeler imparfaite,
Si plutôt on ne dit que, pour être divin,
Ô livre nonpareil ! tu n’as point eu de fin.
Et je n’en mettrai point à l’ennui qui me ronge,
Car, soit que ton auteur me vienne voir en songe,
Ou que je pense à lui comme je fais toujours,
Mes larmes et mes cris auront un même cours ;
Ma pitié lui veut rendre à jamais cet hommage ;
En tous lieux où j’irai sa vaine et pâle image,
Visible à moi tout seul, et regrettable à tous,
Me contera sa mort, me montrera ses coups,
Et, m’inspirant au cœur ce que pour allégeance
Lui pourra suggérer une horrible vengeance
Contre cet assassin rempli de trahison
Qui termina ses jours en leur verte saison,
Me mettra dans les mains les plus pesantes chaînes,
Les feux les plus ardents et les plus longues gênes,
Pour en punir ce monstre, et faire un châtiment
Que l’on puisse égaler à mon ressentiment.