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Albert SAMAIN, Évocations
Au Jardin de l’Infante, 1893








LE VASE


C’était un vase étrange ; on y voyait courir,
Pantelante sous la torche des Érynnies,
Une foule mouvante en spires infinies…
Et l’argile vivante avait l’air de souffrir.
Quelque ouvrier terrible avait dû la pétrir
Avec de la chair âpre et des pleurs d’agonies ;
Des hydres s’y tordaient, et les Voix réunies
Clamaient la double horreur de naître et de mourir.
Ivres, les Passions fracassaient des cymbales ;
L’Avarice et la Haine, ourdissant leurs cabales,
Insultaient la Justice avec des bras sanglants.
Et, seul, un lis, élu pour les miséricordes,
Priait dans la lumière, et sur l’enfer des hordes
Versait son âme triste et noble en parfums blancs.


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UNE


Sphynx aux yeux d’émeraude, angélique vampire,
Elle rêve sous l’or cruel de ses frisons ;
La rougeur de sa bouche est pareille aux tisons.
Ses yeux sont faux, son cœur est faux, son amour pire.
Sous son front dur médite un songe obscur d’empire.
Elle est la fleur superbe et froide des poisons,
Et le péché mortel aux âcres floraisons
De sa chair vénéneuse en parfums noirs transpire.
Sur son trône, qu’un art sombre sut tourmenter,
Immobile, elle écoute au loin se lamenter
La mer des pauvres cœurs qui saignent ses blessures ;
Et, bercée aux sanglots, elle songe, et parfois
Brûle d’un regard lourd, où couvent des luxures,
L’âme vierge du lis qui se meurt dans ses doigts.


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GALSWINTE


Galswinte au crépuscule est assise et grelotte.
Toujours ce ciel de fer et ces grands leudes roux !
Oh ! son beau pays d’or où tous les mois sont doux…
Et, le front dans ses mains, secrète, elle sanglote.
À peine on l’entrevoit glisser, frêle et pâlotte,
Dans le palais brutal où vit son rude époux.
Seule, des jours entiers, elle prie à genoux
Dans sa chambre où sans fin l’odeur des cierges flotte.
Les Barbares pour elle ont presque du mépris ;
Et lente, et si lointaine au fond de ses yeux gris,
Elle va, de pleurs froids en silence baignée.
Ô toi, qui pour l’exil ainsi fus désignée,
Que de fois j’ai baisé ta face avec ferveur,
Blanche morte étendue au plus doux de mon cœur,
Vase mélancolique, ô Galswinte, ma sœur.


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L’HERMAPHRODITE


Vers l’archipel limpide, où se mirent les Iles,
L’Hermaphrodite nu, le front ceint de jasmin,
Épuise ses yeux verts en un rêve sans fin ;
Et sa souplesse torse empruntée aux reptiles,
Sa cambrure élastique, et ses seins érectiles
Suscitent le désir de l’impossible hymen.
Et c’est le monstre éclos, exquis et surhumain,
Au ciel supérieur des formes plus subtiles.
La perversité rôde en ses courts cheveux blonds.
Un sourire éternel, frère des soirs profonds,
S’estompe en velours d’ombre à sa bouche ambiguë ;
Et sur ses pâles chairs se traîne avec amour
L’ardent soleil païen, qui l’a fait naître un jour
De ton écume d’or, ô Beauté suraiguë.


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LA COUPE


Au temps des Immortels, fils de la vie en fête,
Où la Lyre élevait les assises des tours,
Un artisan sacré modela mes contours
Sur le sein d’une vierge, entre ses sœurs parfaite.
Des siècles je régnai, splendide et satisfaite,
Et les yeux m’adoraient… Quand, vers la fin des jours,
De mes félicités le sort rompit le cours,
Et je fus emportée au vent de la défaite.
Vieille à présent, je vis ; mais, fixe en mon destin,
Je vis, toujours debout sur un socle hautain,
Dans l’empyrée, où l’Art divin me transfigure.
Je suis la Coupe d’or, fille du temps païen ;
Et depuis deux mille ans je garde, à jamais pure,
L’incorruptible orgueil de ne servir à rien.


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LA TOISON D’OR


Noire dans la nuit bleue, Argô vogue, rapide.
Les Chefs, au crépuscule évoquant la maison,
Tristes se sont couchés, et dorment. Seul, Jason,
Debout, veille et poursuit son grand rêve intrépide.
La Lyre aux clous de feu brille ; l’ombre est limpide ;
Le silence infini vibre ! … Et le fils d’Éson
Emplit de son orgueil immense l’horizon,
Et respire de loin les roses de Colchide.
Or, pendant qu’à la proue il s’enivre, pensif,
Là-bas, Médée en feu, dans le jardin lascif,
Sent sa chair se dissoudre aux tièdes vents d’Asie…
Et déjà, sous l’œil vert du Dragon frémissant,
Le Destin, préparant l’antique frénésie,
Mêle à la Toison d’or l’odeur sombre du sang.


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CLÉOPATRE

À Alfred Vallette


I


Accoudée en silence aux créneaux de la tour,
La Reine aux cheveux bleus serrés de bandelettes,
Sous l’incantation trouble des cassolettes,
Sent monter dans son cœur ta mer, immense Amour.
Immobile, sous ses paupières violettes
Elle rêve, pâmée aux fuites des coussins ;
Et les lourds colliers d’or soulevés par ses seins
Racontent sa langueur et ses fièvres muettes.
Un adieu rose flotte au front des monuments.
Le soir, velouté d’ombre, est plein d’enchantements ;
Et, cependant qu’au loin pleurent les crocodiles,
La Reine aux doigts crispés, sanglotante d’aveux,
Frissonne de sentir, lascives et subtiles,
Des mains qui dans le vent épuisent ses cheveux.

II


Lourde pèse la nuit au bord du Nil obscur…
Cléopâtre, à genoux sous les astres qui brûlent,
Soudain pâle, écartant ses femmes qui reculent,
Déchire sa tunique en un grand geste impur,
Et dresse éperdument sur la haute terrasse
Son corps vierge, gonflé d’amour comme un fruit mûr.
Toute nue, elle vibre ! et, debout sous l’azur,
Se tord, couleuvre ardente, au vent tiède et vorace.
Elle veut, et ses yeux fauves dardent l’éclair,
Que le monde ait, ce soir, le parfum de sa chair…
Ô sombre fleur du sexe éparse en l’air nocturne !
Et le Sphynx, immobile aux sables de l’ennui,
Sent un feu pénétrer son granit taciturne ;
Et le désert immense a remué sous lui.


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ORGUEIL


J’ai secoué du rêve avec ma chevelure.
Aux foules où j’allais, un long frisson vivant
Me suivait, comme un bruit de feuilles dans le vent ;
Et ma beauté jetait des feux comme une armure.
Au large devant moi les cœurs fumaient d’amour ;
Froide, je traversais les désirs et les fièvres ;
Tout, drame ou comédie, avait lieu sur mes lèvres ;
Mon orgueil éternel demeurait sur la tour.
Du remords imbécile et lâche je n’ai cure,
Et n’ai cure non plus des fadasses pitiés.
Les larmes et le sang, je m’y lave les pieds !
Et je passe, fatale ainsi que la nature.
Je suis sans défaillance, et n’ai point d’abandons.
Ma chair n’est point esclave au vieux marché des villes
Et l’homme, qui fait peur aux amantes serviles,
Sent que son maître est là quand nous nous regardons.
J’ai des jardins profonds dans mes yeux d’émeraude,
Des labyrinthes fous, d’où l’on ne revient point.
De qui me croit tout près je suis toujours si loin,
Et qui m’a possédée a possédé la Fraude.
Mes sens, ce sont des chiens qu’au doigt je fais coucher,
Je les dresse à forcer la proie en ses asiles ;
Puis, l’ayant étranglée, ils attendent, dociles,
Que mes yeux souverains leur disent d’y toucher.
Je voudrais tous les cœurs avec toutes les âmes !
Je voudrais, chasseresse aux féroces ardeurs,
Entasser à mes pieds des cœurs, encor des cœurs…
Et je distribuerais mon butin rouge aux femmes !
Je traîne, magnifique, un lourd manteau d’ennui,
Où s’étouffe le bruit des sanglots et des râles.
Les flammes qu’en passant j’allume aux yeux des mâles
Sont des torches de fête en mon cœur plein de nuit.
La haine me plaît mieux, étant moins puérile.
Mère, épouse, non pas : ni femelle vraiment !
Je veux que mon corps, vierge ainsi qu’un diamant,
À jamais, comme lui soit splendide et stérile.
Mon orgueil est ma vie, et mon royal trésor ;
Et jusque sur le marbre, où je m’étendrai froide,
Je veux garder, farouche, aux plis du linceul roide,
Une bouche scellée, et qui dit non encor.


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SOIRS


I


Calmes aux quais déserts s’endorment les bateaux.
Les besognes du jour rude sont terminées,
Et le bleu Crépuscule aux mains efféminées
Éteint le fleuve ardent qui roulait des métaux.
Les ateliers fiévreux desserrent leurs étaux,
Et, les cheveux au vent, les fillettes minées
Vers les vitrines d’or courent, illuminées,
Meurtrir leur désir pauvre aux diamants brutaux.
Sur la ville noircie, où le peuple déferle,
Le ciel, en des douceurs de turquoise et de perle,
Le ciel semble, ce soir d’automne, défaillir.
L’Heure passe comme une femme sous un voile ;
Et, dans l’ombre, mon cœur s’ouvre pour recueillir
Ce qui descend de rêve à la première étoile.

II


Le Séraphin des soirs passe le long des fleurs…
La Dame-aux-Songes chante à l’orgue de l’église ;
Et le ciel, où la fin du jour se subtilise,
Prolonge une agonie exquise de couleurs.
Le Séraphin des soirs passe le long des cœurs…
Les vierges, au balcon boivent l’amour des brises ;
Et sur les fleurs et sur les vierges indécises
Il neige lentement d’adorables pâleurs.
Toute rose au jardin s’incline, lente et lasse,
Et l’âme de Schumann errante par l’espace
Semble dire une peine impossible à guérir…
Quelque part une enfant très douce doit mourir…
Ô mon âme, mets un signet au livre d’heures,
L’Ange va recueillir le rêve que tu pleures.

III


Le ciel comme un lac d’or pâle s’évanouit.
On dirait que la plaine, au loin déserte, pense ;
Et dans l’air élargi de vide et de silence
S’épanche la grande âme triste de la nuit.
Pendant que çà et là brillent d’humbles lumières,
Les grands bœufs accouplés rentrent par les chemins ;
Et les vieux en bonnet, le menton sur les mains,
Respirent le soir calme aux portes des chaumières.
Le paysage, où tinte une cloche, est plaintif
Et simple comme un doux tableau de primitif,
Où le Bon Pasteur mène un agneau blanc qui saute.
Les astres au ciel noir commencent à neiger,
Et là-bas, immobile au sommet de la côte,
Rêve la silhouette antique d’un berger.


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VISIONS


I


J’ai rêvé d’une jungle ardente aux fleurs profondes,
Moite dans des touffeurs de musc et de toisons,
D’une jungle du Sud, ivre de floraisons,
Où fermentait l’or des pourritures fécondes.
J’étais tigre parmi les tigresses lubriques,
Dont l’échine ondulait de lentes pâmoisons.
J’étais tigre… et dans l’herbe, où suaient les poisons,
L’amour faisait vibrer nos croupes électriques.
Le feu des nuits sans lune exaspérait nos moelles.
Dans l’ombre, autour de nous, fourmillantes étoiles,
Des yeux phosphorescents s’allumaient à nous voir.
Un orage lointain prolongeait ses décharges,
Et des gouttes d’eau chaude, ainsi que des pleurs larges,
Voluptueusement tombaient du grand ciel noir.

II


J’ai rêvé d’un vieux monde à l’âme réprouvée,
Où j’apportais, prophète, un cœur ardent et doux.
Mes yeux forçaient le Doute à tomber à genoux,
Et je faisais du ciel avec ma main levée.
Vers ma robe accouraient les Pitiés orphelines ;
Lorsque je rencontrais, pauvresse des sentiers,
L’Espérance en haillons, je lui lavais les pieds…
Et des douceurs d’encens rôdaient sur les collines…
Puis j’étais mis à mort par l’ordre du Tyran ;
De ma poitrine alors jaillissait un torrent
Où venait s’étancher l’antique soif des âmes :
J’étais Celui qu’on prie aux lentes fins de jour ;
Et mon pâle visage en un nimbe d’amour
Flottait, lune mystique, au cœur triste des femmes.

III


J’ai rêvé d’un jardin primitif, où des Âmes
Cueillaient le trèfle d’or en robes de candeur ;
Où des souffles d’azur, veloutés de tiédeur,
Berçaient des fleurs d’argent, sveltes comme des femmes.
À l’ombre, au bord des eaux, sous des arbres légers,
Les mystiques Amants rêvaient leur solitude ;
Et tout était extase, et joie, et plénitude,
Et les agneaux de Dieu paissaient dans les vergers.
L’Amour sanctifié, sans hâtes et sans fièvres,
Buvait à l’urne exquise et profonde des lèvres…
Ô Songe d’un désir parfumé par le ciel !
Et j’étais là, debout parmi les marjolaines,
Virginal, et l’archet des blanches cantilènes
À mes doigts effilés d’ange immatériel.