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Jean LORRAIN, Lunaires
L’Ombre ardente, 1897


« Tu aimeras ce que j’aime et ce qui m’aime : l’eau, les nuages, le silence, la nuit, la mer immense et verte, l’eau informe et multiforme, le lieu où tu ne seras pas, l’amant que tu ne connaîtras pas, les fleurs monstrueuses, les parfums qui troublent la volonté, les chats qui se pâment sur les pianos et qui gémissent comme les femmes, d’une voix rauque et douce. »
(Les Bienfaits de la lune) – BAUDELAIRE.





LUNAIRE


À Madame Judith Gautier


I


Les baisers du clair de lune
Font vibrer dans la nuit brune
Les nains sculptés du beffroi,

Et sur la laideur des masques
Le baiser limpide et froid
Fait pleurer, sinistre effroi,
L’œil effrayant des tarasques.

Les pieds rivés au granit,
Où le destin les condamne,
De leur aile au vent qui plane
Elles battent l’infini

Et le parapet jauni
Reçoit leurs larmes amères,
Pleurs étoilés de chimères.



LUNATIQUE


II


Dans la brume errante et confuse
Le vieil étang et son écluse
Baignent, envahis de blancheur.

Il pleut et sur la berge humide,
Où rôde à midi le pêcheur,
S’exhale une étrange fraîcheur
De boue odorante et fétide.

Dans la nuit à peine ébauchés,
Un long rideau de roseaux semble
Là-bas, au ras de l’eau qui tremble,
Un bataillon d’hommes couchés,

Et sur tous ces torses penchés,
Comme une femme, entre les nues
La lune émerge, épaules nues.



LUNAIRE


À Madame Judith Gautier


III


Les neiges du clair de lune
Tombent, argentant la dune
Et la lande en fleurs d’Arvor,

Et parmi les digitales,
Les bras nus et cerclés d’or,
Hécate bondit encor
Au bruit rythmé des crotales.

Rayonnante et les yeux fous,
Elle effleure la bruyère
En renversant en arrière
Le poids de ses cheveux roux,

Et le parfum âpre et doux
De sa tunique entr’ouverte
Emplit la grève déserte.



LUNATIQUE


À un lunatique


IV


Sur la vieille ville assoupie,
Comme un chat pêcheur accroupie
Au bord du détroit, clair miroir,

La lune au balcon des nuages
Se penche, emplissant le ciel noir,
Les quais, le port et le musoir
Des rêves et de bleus mirages.

Au bord des toits d’un gris changeant,
Aux pignons des maisons ventrues,
Elle accroche, à l’angle des rues,
Les nudités, dans l’air nageant,

Et dans un bain de vif-argent
Égrène au loin des pirouettes
De lutins et de girouettes.



LUNAIRE


À Madame Judith Gautier


V


Les flûtes du clair de lune
Emplissent la forêt brune
De leurs accords infinis,

Et, dans l’herbe lumineuse,
Au fond des bois rajeunis,
Avril, ce faiseur de nids,
Écoute, au pied de l’yeuse.

Les yeux fixés au ciel pur,
Il accorde aussi sa flûte,
Et sa chanson monte et lutte
Avec le limpide azur ;

Et, sous le taillis obscur,
Les cloches des primevères
Tintent de leurs voix de verres.



LUNATIQUE


VI


Dans l’herbe folle et l’ortie,
La paupière appesantie,
Rôde un chat maigre au poil roux.

Le mur dans l’ombre blafarde,
Où s’entrechoquent des houx,
Se crevasse et par les trous
La lune errante regarde.

Le chat maigre en s’étirant
De sa voix traînante et rauque
Miaule, et dans son œil glauque
S’allume un feu transparent,

Mirage, où, spectre enivrant,
On voit danser toute nue
Hécate, au ciel inconnue.



LUNAIRE


À Madame Judith Gautier


VII


Les spectres du clair de lune
Par essaims, dans la nuit brune,
Galopent au son du cor.

La macabre cavalcade,
Dans l’ombre emportant Lénor*Lenore, personnage de la ballade célèbre composée par G. A. Bürger (fin du XVIIIème siècle). Croyant retrouver celui qu’elle vient tout juste d’épouser et qui est parti aussitôt à la guerre, elle chevauche avec le fantôme du disparu qui l’entraîne irrésistiblement.
Qui râle, au ciel hurle encor
Dans les pleurs de la ballade.

À l’horizon nébuleux
On entend rugir la ronde,
Et les chiens de dame Habonde*Abondance, personnification divine de la prospérité chez les Romains. Au moyen-âge, l’appellation « Dame Habonde » se trouve dans le Roman de la Rose. J.Lorrain la confond avec Hécate.,
Hécate*Divinité lunaire souvent associée, dans le folklore traditionnel, à des pratiques de sorcellerie. aux temps fabuleux,

Et Falkembourg aux poils bleus
Mène encor parmi l’avoine
La chasse errante du moine.



LUNATIQUE


À Edmond de Goncourt


VIII


La demeure humide et noire
Est close, un reflet de moire
Baigne le perron désert ;

Et du sommet des grands hêtres
Des paons tout blancs, essaim clair,
Calmes s’abattant dans l’air,
Tombent au bord des fenêtres…

Dans leur suaire argenté
On dirait un troupeau d’âmes,
Âmes d’implorantes femmes
Autour d’un logis hanté,

Et le vieux parc enchanté
Est plein de frissons de soie
Et de satin qu’on déploie.



LUNAIRE


À Madame Judith Gautier


IX


Les refrains du clair de lune
De Burgos à Pampelune
Dansent au ciel espagnol ;

Et de Séville à Grenade,
S’éveillant au ras du sol,
Monte, implorant rossignol,
L’implorante sérénade.

Au fond des vieux Alhambras,
Sous les vagues sycomores,
L’ombre errante des rois Mores
Rêve aux brunes sénoras

Et dans un ciel d’opéras
La lune jaune, en mantille,
Dore les monts de Castille.



LUNATIQUE


X


La lune est couleur de cuivre,
Le cerf, qu’on entend poursuivre
Au fond des cieux agrandis,

Brame, et dans l’enclos sinistre
Des lépreux jadis maudits,
Sur les tombeaux refroidis,
Ronfle un bruit rageur de sistre.

Dans un grand vase d’Hébron,
L’œil rêveur et satanique,
Une femme sans tunique
Fait bouillir l’eau du Cédron,

Et dans l’ombre du chaudron
Monte en reflets d’améthyste
Le sang de saint Jean Baptiste.



LUNAIRE


À Madame Judith Gautier


XI


Les rêves du clair de lune,
Frimas blancs dans la nuit brune,
Neigent au bord de la mer.

Sous la falaise, qu’assiège
Un sinistre vent d’hiver,
L’écume éparse dans l’air
Se mêle aux flocons de neige.

Au pied des rocs descellés
Des plaintes et des cris vagues
Montent dans l’ombre et les vagues,
Au sanglot des vents mêlés,

Et blêmes, échevelés,
Des fronts implorants de femmes
Tournoient au loin sur les lames.



LUNATIQUE


XII


La lune au fond des quinconces
Erre, illuminant les ronces
Du parc, illustre endormi,

Et le bassin des Rocailles,
Où rôde un reflet ami,
Songe, dans l’ombre à demi
Plongé, de l’ancien Versailles.

Fille et sœur des dieux augustes,
La lune, en domino blanc,
Glisse et d’un baiser tremblant
Effleure en passant les bustes

Et, sur un rythme très lent,
Au loin sur les gazons jaunes
Tourne une ronde de faunes.



LUNAIRE


À Madame Judith Gautier


XIII


Les cygnes du clair de lune
Vont glissant dans la nuit brune
Sur le ciel, étang d’argent.

Sur le flot givré des nues
Les cygnes vont surnageant
Et leur plumage changeant
Miroite aux cimes connues.

Sur la chaîne à l’horizon
Des sommets de Thessalie
Leur duvet, neige pâlie,
Tombe et blanchit le gazon

Et, dans l’ombre au bleu frisson,
Le pâtre*Attis, jeune berger qui avait été exposé enfant au bord d’un fleuve. Il devient un amant de sa grand-mère la déesse Cybèle, qui se déplace sur un char tiré par des lions. errant de la Grèce
Voit fuir un char de déesse.