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Alice de CHAMBRIER, La Pendule arrêtée

Au-delà, 1883



C’est une chambre peinte à fresque
Avec de hauts murs lambrissés ;
Lorsque l’on entre, on croirait presque
Rentrer dans les siècles passés.

On éprouve une gêne étrange
Dans cet endroit silencieux :
Il semble que l’on y dérange
Un rendez-vous mystérieux.

Je ne sais point pour quelle cause
L’appartement fut délaissé ;
La fenêtre en est toujours close,
Sous le grand store bien baissé.

Il s’y passa, l’on peut le croire,
Autrefois des faits importants,
Mais nul ne connaît plus l’histoire
Que recouvre la nuit du temps.

On y voit sur la cheminée,
Entre deux flambeaux vermoulus,
Une pendule très ornée
Qui depuis longtemps ne va plus.

Il s’est enfui bien des années
Tandis qu’inactive elle dort,
Ses aiguilles comme enchaînées
Par le silence de la mort.

Que fut l’heure mystérieuse
Dont elles ne sauraient bouger ?
Quelle est la main triste ou joyeuse,
Qui retint le battant léger ?

C’est un secret et je l’ignore,
Un secret que l’oubli scella...
Les meubles seuls pourraient encore
Raconter cette histoire-là ;

Car dans la vieille et triste chambre
Tout parle encor du temps ancien,
Même le léger parfum d’ambre
Qui vous saisit lorsqu’on y vient.

Les ans, dans leur marche sévère.
Ont fui, par les jours emportés,
Mais la pendule solitaire
Ne les a pas même comptés.

Il n’est plus qu’une heure pour elle,
Heure égale à l’éternité,
Et cette heure unique c’est celle
Où son battant fut arrêté.

Ainsi parfois sur cette terre
Où nous avons été placés,
Nous rencontrons, triste mystère,
Des cœurs vivant aux jours passés.

Comme la pendule fidèle
Dans la salle aux lambris doré,
Ils se sont de l’heure actuelle
Volontairement séparés.

Pour eux aussi, toute la vie,
L’instant présent et l’avenir,
Est dans une heure évanouie
Qui ne doit jamais revenir...

Le temps a beau marcher sans trêve,
Ils ne l’entendent pas couler,
Et trop absorbés par leur rêve,
Ils ne peuvent s’en éveiller.

Qu’importe si les jours s’amassent,
Qu’il soit le matin ou le soir,
Que les ans s’arrêtent ou passent,
Ils ne veulent pas le savoir.

Désormais, leur être demeure
Sur le même point arrêté ;
Ils ne connaissent plus qu’une heure,
Et c’est pour eux l’éternité.


4 février 1881





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