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Divagaisons

"Cy sont Lecteüres profitables."

TABARIN de TABARON, Commençemens de sagesse tirés des meilleures uevres à venir, Publication anonyme et sans date, environ XVI ou XVII siècles après J.C.

• Les Fragments utiles

Vers une Somme (croissante) de réflexions variées concernant la chose littéraire




 • Première livraison • 

Si quelqu’un savait ce qu’est la chose littéraire, pourquoi n’en dirait-il rien à personne ?

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Ce que l'écrivain produit n’a rien à voir avec la queue d’une comète, ni avec celle d’un avion, ni d’ailleurs avec celle d’aucun animal céleste. C’est autre chose, tout à fait autre chose, vraiment.

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La chose littéraire se fait avec du temps, de la sueur, des ongles, du biscuit gras. Mais encore, qu’est-ce ?

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La chose littéraire est un mystère que l’auteur tente d’élucider, prudemment, un œil ici, l’autre là-bas. Ou bien c’est un objet qui n’est pas à sa place et qu’on trouve cependant, en se demandant qui a bien pu l’y mettre. Comme, par exemple, une selle de chien dans le bas du réfrigérateur.

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Supposons une échelle sans barreaux. Supposons, non loin de là, un soldat du feu qui s’efforce de porter secours à quelque vieille dame décidée à sauter par-dessus le balcon. Supposons encore une chaumine enfumée qu’un bûcheron las, le propre fils de la vieille dame, tâche de gagner en maugréant contre la vie chère. Nous approchons d’une définition de la chose littéraire, mais il nous reste encore un bout de chemin à parcourir.

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Aristarque de Samothrace, Arminius de Rotterdam et le grand Asadi Tusi (Abû Mansur Ali ibn Ahmad) ont su à la perfection ce qu’est la chose littéraire. Mais ils n’ont pas voulu trahir des secrets qui ne leur appartenaient point.

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La Fontaine disait un jour à Mme de La Sablière : « Où sont, m’amie, mes poulaines passées ? » Elle ne répondit rien, quoiqu’elle eût ouvert la bouche afin d’émettre une supposition. « Tiens, songea le fabuliste, voilà qu’il me vient une idée. Cette phrase-là, je la ferai dire à quelque pigeon interrogeant sa pigeonne, qui restera le bec béant, mal assurée sur son séant. Et pourquoi les bêtes seraient-elles muettes ? » Ainsi naît, quelquefois, la chose littéraire.

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Racine allait à Port-Royal en je ne sais quelle occasion, méditant une strophe qu’il voulait ajouter aux Psaumes de David, quand un ânier lui coupa la route sans crier gare. Vingt baudets l’enveloppèrent soudain. Sans doute aussi quatre ou cinq mules qui avaient suivi par hasard. « Oh ! Oh ! cria le poète, toujours quelque accident perturbe mes travaux ! Que ne maîtrises-tu, crétin, tes animaux ? » Plusieurs tragédies ont pu sortir de là.

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Rien n’est plus efficace, quand on veut composer une chose littéraire, que de se lever tôt le matin, de s’asseoir à sa table bien confortablement, de choisir une belle plume, de la tremper dans un bel encrier, d’invoquer Apollon et ses muses, de se préparer à frémir quand viendra l’inspiration, et d’attendre, en effet, qu’elle vienne.

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Dans le livre que vous êtes en train d’écrire, ne mettez rien qui n’ait été mûrement réfléchi. Un mot juste vaut mieux, et fait plus, qu’un de ces hurlements furieux qu’on pousse quand on a oublié de retirer ses doigts avant de claquer la porte du garage.

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Si vous faites des livres, ne faites pas en même temps les pieds au mur. On n’excelle pas en tout.

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Qu’est-ce enfin que la chose littéraire ? Ah, toujours cette question décisive, obsédante, congénitale. Qui donnera la réponse ? L’espèce humaine parlant d’une seule voix n’y saurait suffire.

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Aristote et Mme Sagan ont ceci de commun qu’aucun vers n'a jailli de leurs plumes quand les hommes se sont posés sur la lune. Rien n’oblige l’écrivain à se tenir au courant de l’actualité.

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Quand vous lisez quelque chose d'éminemment littéraire, ayez un œil sur votre livre, un autre sur votre dictionnaire, un autre sur le petit carnet dans lequel vous prenez des notes, un autre sur le porte-plume avec lequel vous les rédigez. Plusieurs précautions valent mieux qu’une.

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On n’en finirait pas de s’interroger sur la nature exacte de la chose littéraire, sur les circonstances précises qui la font naître, sur les phénomènes variés qui lui donnent de l’extension, sur ceux qui déterminent sa portée, sur le poids du livre qui la renferme, sur la teinte du cuir qui l’enveloppe, sur la place qui lui revient dans la vitrine des grands libraires, sur les dimensions de l’étagère qui doit la soutenir. Cela pourrait prendre beaucoup de temps. Cela pourrait coûter bien des efforts. Cela pourrait ressembler à ce que fit Hercule quand il sépara les colonnes de Gibraltar. On peinerait, mais aussi on se rendrait immortel.

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Ni Jules Renard dans son Journal, ni Jehan Rostand dans sa Vie au grand air en compagnie des Têtes Illustres ne disent ce qu’il en fut des souffrances que Montaigne endura quand il prit la décision de ne pas se rendre au Guatemala. L’écrivain n’est pas tenu d’enquêter sur la vie privée de ses semblables.

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C’est, j’en suis sûr, la mère Michel qui a pendu mon chat. Et puis ? me direz-vous. Et puis ce pourrait être la première phrase d’un admirable, d’un merveilleux roman dans le style d’Albert Camus ou de la Comtesse de Ségur.

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Pourquoi répéter sottement, sans l’avoir vérifié soi-même, que Victor Hugo est né en 1802 à Besançon ?

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Il y a de bons débuts de romans qui vous tombent du ciel. Ceci, par exemple : « La lune était sereine comme une sultane repue, et jouait sur les flots telle une mouette à l’essor mélancolique. » Ce qui viendrait ensuite ne s’impose pas avec autant d’évidence.

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On a tôt fait de se perdre irrémédiablement quand on s’engage dans un carrefour des quatre côtés à la fois. Où pensait-on se rendre ? Comment croyait-on y arriver ? Il en va de même quand on cherche à savoir ce qu’est la chose littéraire. On a choisi sa route, on avance prudemment, on ne recule jamais. Est-on sûr d'aboutir?

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À suivre...





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