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RUTEBEUF, Le Testament de l'Âne

XIIIème siècle



C'EST LI TESTAMENT DE L'ASNE

Qui vuet au siecle a honeur viure
Et la vie de seux ensuyre
Qui beent a avoir chevance
Mout trueve au siecle de nuisance,
Qu'il at mesdizans d'avantage
Qui de ligier li font damage,
Et si est touz plains d'envieux,
Ja n'iert tant biaux ne gracieux.
Se dix en sunt chiez lui assis,
Des mesdizans i avra six
Et d'envieux i avra nuef.
Par derrier nel prisent un oef
Et par devant li font teil feste :
Chacuns l'encline de la teste.
Coument n'avront de lui envie
Cil qui n'amandent de sa vie,
Quant cil l'ont qui sont de sa table,
Qui ne li sont ferm ne metable ?
Ce ne puet estre, c'est la voire.
Je le vos di por un prouvoire
Qui avoit une bone esglise,
Si ot toute s'entente mise
A lui chevir et faire avoir :
A ce ot tornei son savoir.
Asseiz ot robes et deniers,
Et de bleif toz plains ces greniers,
Que li prestres savoit bien vendre
Et pour la venduë atendre
De Paques a la Saint Remi.
Et si n'eüst si boen ami
Qui en peüst riens nee traire,
S'om ne li fait a force faire.
Un asne avoit en sa maison,
Mais teil asne ne vit mais hom,
Qui vint ans entiers le servi.
Mais ne sai s'onques tel serf vi.
Li asnes morut de viellesce,
Qui mout aida a la richesce.
Tant tint li prestres son cors chier
C'onques nou laissat acorchier
Et l'enfoÿ ou semetiere :
Ici lairai ceste matiere.
L'evesques ert d'autre maniere,
Que covoiteux ne eschars n'iere,
Mais cortois et bien afaitiez,
Que, c'il fust jai bien deshaitiez
Et veïst preudome venir,
Nuns nel peüst el list tenir :
Compeigne de boens crestiens
Estoit ces droiz fisiciens.
Touz jors estoit plainne sa sale.
Sa maignie n'estoit pas male,
Mais quanque li sires voloit,
Nuns de ces sers ne s'en doloit.
C'il ot mueble, ce fut de dete,
Car qui trop despent, il s'endete.
Un jour, grant compaignie avoit.
Li preudons qui toz bien savoit.
Si parla l'en de ces clers riches
Et des prestres avers et chiches
Qui ne font bontei ne honour
A evesque ne a seignour.
Cil prestres i fut emputeiz
Qui tant fut riches et monteiz.
Ausi bien fut sa vie dite
Con c'il la veïssent escrite,
Et li dona l'en plus d'avoir
Que trois n'em peüssent avoir,
Car hom dit trop plus de la choze
Que hom n'i trueve a la parcloze.
"Ancor at il teil choze faite
Dont granz monoie seroit traite,
S'estoit qui la meïst avant,
Fait cil qui wet servir devant,
Et c'en devroit grant guerredon.
— Et qu'a il fait ? dit li preudom.
— Il at pis fait c'un Beduÿn,
Qu'il at son asne Bauduÿn
Mis en la terre beneoite.
— Sa vie soit la maleoite,
Fait l'esvesques, se ce est voirs !
Honiz soit il et ces avoirs !
Gautiers, faites le nos semondre,
Si orrons le prestre respondre
A ce que Robers li mest seure.
Et je di, se Dex me secoure,
Se c'est voirs, j'en avrai l'amende.
— Je vos otroi que l'an me pande
Se ce n'est voirs que j'ai contei.
Si ne vos fist onques bontei."
Il fut semons. Li prestres vient.
Venuz est, respondre couvient
A son evesque de cest quas,
Dont li prestres doit estre quas.
"Faus desleaux, Deu anemis,
Ou aveiz vos vostre asne mis ?
Dist l'esvesques. Mout aveiz fait
A sainte Esglise grant meffait,
Onques mais nuns si grant n'oÿ,
Qui aveiz votre asne enfoÿ
La ou on met gent crestienne.
Par Marie l'Egyptienne,
C'il puet estre choze provee
Ne par la bone gent trovee,
Je vos ferai metre en prison,
C'onques n'oÿ teil mesprison."
Dist li prestres : "Biax tres dolz sire,
Toute parole se lait dire.
Mais je demant jor de conseil,
Qu'il est droit que je me conseil
De ceste choze, c'il vos plait
(Non pas que je i bee en plait).
— Je wel bien le conseil aiez,
Mais ne me tieng pas apaiez
De ceste choze, c'ele est voire.
— Sire, ce ne fait pas a croire."
Lors se part li vesques dou prestre,
Qui ne tient pas le fait a feste.
Li prestres ne s'esmaie mie,
Qu'il seit bien qu'il at bone amie :
C'est sa borce, qui ne li faut
Por amende ne por defaut.
Que que foz dort, et termes vient.
Li termes vient, et cil revient.
Vint livres en une corroie,
Touz sés et de bone monoie,
Aporta li prestres o soi.
N'a garde qu'il ait fain ne soi.
Quant l'esvesque le voit venir,
De parleir ne se pot tenir :
"Prestres, consoil aveiz eü,
Qui aveiz votre senz beü.
— Sire, consoil oi ge cens faille,
Mais a consoil n'afiert bataille.
Ne vos en deveiz mervillier,
Qu'a consoil doit on concillier.
Dire vos vueul ma conscience,
Et, c'il i afiert penitance,
Ou soit d'avoir ou soit de cors,
Adons si me corrigiez lors."
L'evesques si de li s'aprouche
Que parleir i pout bouche a bouche.
Et li prestres lieve la chiere,
Qui lors n'out pas monoie chiere.
Desoz sa chape tint l'argent :
Ne l'ozat montreir pour la gent.
En concillant conta son conte :
"Sire, ci n'afiert plus lonc conte.
Mes asnes at lonc tans vescu,
Mout avoie en li boen escu.
Il m'at servi, et volentiers,
Moult loiaument vint ans entiers.
Se je soie de Dieu assoux,
Chacun an gaaingnoit vint soux,
Tant qu'il at espairgnié vint livres.
Pour ce qu'il soit d'enfers delivres
Les vos laisse en son testament."
Et dist l'esvesques : "Diex l'ament,
Et si li pardoint ses meffais
Et toz les pechiez qu'il at fais !"
Ensi con vos aveiz oÿ,
Dou riche prestre s'esjoÿ
L'evesques por ce qu'il mesprit :
A bontei faire li aprist.
Rutebués nos dist et enseigne,
Qui deniers porte a sa besoingne
Ne doit douteir mauvais lyens.
Li asnes remest crestiens,
A tant la rime vos en lais,
Qu'il paiat bien et bel son lais.

Explicit.

______

Traduction

LE TESTAMENT DE L'ÂNE

Qui veut vivre en ce monde entouré de considération,
tout en imitant les mœurs de ceux
qui n'ont que l'argent en tête,
rencontre bien des désagréments :
quantité de médisants
lui nuisent sans scrupule,
et le monde est pour lui rempli d'envieux,
si beau et si charmant soit—il.
Sur dix personnes assises chez lui,
il y aura six médisants
et neuf envieux.
Par derrière ils s'en soucient comme d'une guigne
et par devant ils lui font fête :
chacun le salue bien bas.
Comment ne lui porteront—ils pas envie
ceux qui ne profitent pas de son train de vie,
alors que ceux qui sont à sa table y sont en proie
et ne sont pas pour lui des amis sûrs ?
En vérité, c'est impossible.
Je vous dis cela à cause d'un prêtre,
bénéficiaire d'une bonne église,
dont l'unique préoccupation
était d'augmenter ses revenus :
toute son intelligence était tournée vers ce but.
Il avait en abondance vêtements et argent,
du blé plein ses greniers,
car le prêtre savait bien vendre,
et attendre pour cela
de Pâques à la Saint—Rémi.
Il n'avait ami si cher
qui pût rien en tirer
sinon de force.
Il avait chez lui un âne,
mais un âne comme on n'en vit jamais :
il l'avait servi vingt ans entiers.
Je ne sais si l'on a jamais vu un pareil serviteur.
L'âne mourut de vieillesse,
après avoir bien contribué à l'enrichir.
Le prêtre l'aimait tellement
qu'il ne permit pas qu'on l'écorchât
et qu'il le fit enterrer au cimetière.
En voilà assez sur ce sujet.
L'évêque était d'un caractère tout différent.
Il n'était ni cupide ni avare,
mais courtois et rompu aux bonnes manières.
Si, étant fort malade,
il avait vu venir un homme de bien,
personne n'aurait pu le faire rester au lit :
la compagnie des bons chrétiens,
voilà son médecin.
Sa grande salle était toujours remplie.
Rien à redire sur ceux de sa maison :
quoi que désirât leur maître,
aucun de ses gens ne s'en plaignait.
S'il avait des biens meubles, ils étaient faits de dettes,
car qui dépense beaucoup s'endette.
Un jour, il avait autour de lui une société nombreuse,
cet homme de bien, accompli en toutes choses.
Voilà que l'on parla des riches clercs
et des prêtres avares et chiches
qui n'ont jamais un geste aimable ou attentionné
à l'égard de leur évêque ou de leur seigneur.
On régla son compte à ce prêtre,
qui était si riche et si plein de lui—même.
On raconta sa vie aussi bien
que s'ils l'avaient eue écrite sous les yeux,
et on lui prêta plus de fortune
que trois comme lui n'auraient pu en avoir,
car on en dit toujours plus
que ce qui se découvre à la fin.
"Et il a aussi fait quelque chose
dont on pourrait tirer beaucoup d'argent,
s'il se trouvait quelqu'un pour le révéler,
dit l'un, qui veut faire sa cour,
et qui lui vaudrait une grosse amende.
— Et qu'a—t—il fait ? demande le bon évêque.
— Il a fait pire qu'un Bédouin :
son âne Baudouin,
il l'a mis en terre bénite.
— Maudit soit—il,
dit l'évêque, si c'est vrai !
Honnis soient—ils, lui et sa fortune !
Gautier, faites—le convoquer devant nous.
Nous entendrons ce que le prêtre
répondra à l'accusation de Robert.
Je vous le dis : avec l'aide de Dieu,
si c'est vrai, j'en aurai réparation.
— Je veux bien qu'on me pende
si ce que je vous ai raconté n'est pas vrai.
D'ailleurs, il n'a jamais eu une attention aimable envers vous."
Le prêtre fut convoqué. Il vint.
Le voilà venu, il lui faut répondre
devant son évêque sur cette affaire :
il y a là de quoi le faire destituer.
"Traître, ennemi de Dieu,
où avez—vous mis votre âne ?
demande l'évêque. Vous avez grandement
offensé la sainte Église
(je n'ai jamais rien entendu de pareil),
vous qui avez enterré votre âne
là où on met les chrétiens.
Par sainte Marie l'Égyptienne,
si la chose peut être prouvée
par les investigations de gens dignes de foi,
je vous ferai mettre en prison,
car jamais je n'ai entendu parler d'un crime pareil."
Le prêtre répondit : "Mon très cher seigneur,
tous les propos peuvent circuler.
Mais je demande un jour de réflexion,
car il est juste que je réfléchisse
à cette affaire, s'il vous plaît
(non pas que je sois friand de procédure).
— Je consens à ce que vous ayez ce délai de réflexion,
mais je ne vous tiens pas quitte
de la chose, si elle est vraie."
— Monseigneur, il ne faut pas y ajouter foi."
L'évêque congédie alors le prêtre,
qui ne trouve pas l'affaire amusante.
Le prêtre ne s'affole pas,
car il sait bien qu'il a une amie fidèle :
c'est sa bourse, qui ne lui manque jamais
pour offrir une réparation ou dans le besoin.
Le fou peut bien dormir, le terme fixé vient.
Le terme vient, et lui revient.
Vingt livres cachées dans une ceinture,
comptant et en bonne monnaie :
voilà ce que le prêtre apporta avec lui.
Il ne craint ni la faim ni la soif !
En le voyant venir, l'évêque
ne put s'empêcher de lui dire :
"Vous avez eu votre délai de réflexion,
prêtre à la cervelle noyée dans la boisson."
— Monseigneur, il est bien vrai que j'ai pu réfléchir,
mais l'agressivité ne convient pas à la réflexion.
Vous ne devez pas vous en étonner :
une réflexion si particulière doit se faire en particulier.
Je veux vous dire ce que j'ai sur la conscience
et, si cela appelle une pénitence,
que ce soit une peine pécuniaire ou personnelle,
infligez—la moi à ce moment—là."
L'évêque s'approche de lui
De façon qu'il puisse lui parler de bouche à oreille.
Et le prêtre lève la tête
(en cet instant, il ne tenait guère à ses sous).
Il avait l'argent sous sa cape :
il n'osait pas le montrer à cause des gens qui étaient là.
En secret il a raconté son histoire :
"Monseigneur, un long récit serait inutile.
Mon âne a vécu longtemps.
j'avais en lui une aide en or.
Il m'a servi de bon cœur,
loyalement, vingt ans entiers.
Dieu me pardonne,
il gagnait chaque année vingt sous,
si bien qu'il a économisé vingt livres.
Pour échapper aux peines de l'enfer,
il vous les lègue dans son testament."
L'évêque répond : "Que Dieu le protège,
qu'il lui pardonne ses fautes
et tous les péchés qu'il a commis !"
Comme vous l'avez entendu,
l'évêque se réjouit que le riche prêtre
ait commis une faute :
cela lui apprit à avoir des attentions.
Rutebeuf nous dit et nous enseigne
que celui qui apporte des deniers pour avancer ses affaires
n'a pas à craindre de se trouver dans un mauvais pas.
L'âne resta chrétien
— sur ce je cesse de rimer —
car il s'était bel et bien acquitté de son legs.

Fin




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