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RUTEBEUF, La Griesche D'Yver

XIIIème siècle



Ci encoumence li diz de la Griesche D'Yver

Contre le tenz qu'aubres deffuelle,
Qu'il ne remaint en branche fuelle
Qui n'aut a terre,
Por povretei qui moi aterre,
Qui de toute part me muet guerre,
Contre l'yver,
Dont mout me sont changié li ver,
Mon dit commence trop diver
De povre estoire.
Povre sens et povre memoire
M'a Diex donei, li rois de gloire,
Et povre rente,
Et froit au cul quant byze vente :
Li vens me vient, li vens m'esvente
Et trop souvent
Plusors foïes sent le vent.
Bien le m'ot griesche en couvent
Quanque me livre :
Bien me paie, bien me delivre,
Contre le sout me rent la livre
De grand poverte.
Povreteiz est sus moi reverte :
Toz jors m'en est la porte overte,
Toz jors i sui
Ne nule fois ne m'en eschui.
Par pluie muel, par chaut essui :
Ci at riche home !
Je ne dor que le premier soume.
De mon avoir ne sai la soume,
Qu'il n'i at point.
Diex me fait le tens si a point,
Noire mouche en estei me point,
En yver blanche.
Ausi sui con l'ozière franche
Ou com li oiziaux seur la branche :
En estei chante,
En yver pleure et me gaimente,
Et me despoille ausi com l'ante
Au premier giel.
En moi n'at ne venin ne fiel :
Il ne me remaint rien souz ciel,
Tout va sa voie.
Li enviauz que je savoie
M'ont avoié quanque j'avoie
Et fors voiié,
Et fors de voie desvoiié.
Foux enviaus ai envoiié,
Or m'en souvient.
Or voi ge bien tot va, tot vient,
Tout venir, tout aleir convient,
Fors que bienfait.
Li dei que li decier on fait
M'ont de ma robe tot desfait,
Li dei m'ocient,
Li dei m'agaitent et espient,
Li dei m'assaillent et desfient,
Ce poize moi.
Je n'en puis mais se je m'esmai :
Ne voi venir avril ne mai,
Veiz ci la glace.
Or sui entreiz en male trace.
Li traÿteur de pute estrace
M'ont mis sens robe.
Li siecles est si plains de lobe !
Qui auques a si fait le gobe ;
Et ge que fais,
Qui de povretei sent le fais ?
Griesche ne me lait en pais,
Mout me desroie,
Mout m'assaut et mout me guerroie ;
Jamais de cest mal ne garroie
Par teil marchié.
Trop ai en mauvais leu marchié.
Li dei m'ont pris et empeschié :
Je les claim quite !
Foux est qu'a lor consoil abite :
De sa dete pas ne s'aquite,
Ansois s'encombre ;
De jor en jor acroit le nombre.
En estei ne quiert il pas l'ombre
Ne froide chambre,
Que nu li sunt souvent li membre,
Mais lou sien pleure.
Griesche li at corru seure,
Desnuei l'at en petit d'eure,
Et nuns ne l'ainme.
Cil qui devant cousin le claime
Li dist en riant : « Ci faut traime
Par lecherie.
Foi que tu doiz sainte Marie,
Car vai or en la draperie
Dou drap acroire,
Se li drapiers ne t'en wet croire,
Si t'en revai droit à la foire
Et vai au Change.
Se tu jures saint Michiel l'ange
Qu'il n'at sor toi ne lin ne lange
Ou ait argent,
Hon te verrat moult biau sergent,
Bien t'aparsoveront la gent :
Creüz seras.
Quant d'ilecques te partiras,
Argent ou faille enporteras. »
Or ai ma paie.
Ensi chascuns vers moi s'espaie,
Si n'en puis mais.

Explicit.

__________

Traduction de Michel Zink



Le dit de la Grièche d'hiver

Au temps où l'arbre s'effeuille
— sur la branche il ne reste feuille
qui n'aille à terre —,
comme la pauvreté me terrasse
et de partout me fait la guerre,
au temps d'hiver
(voilà bien une autre chanson !),
je commence mon dit lamentable :
une pauvre histoire !
Pauvre cervelle, pauvre mémoire
m'a données Dieu, le roi de gloire,
et pauvre rente,
et froid au cul quand bise vente :
le vent me frappe, le vent m'évente
et bien souvent
à tout instant je sens le vent.
La grièche m'avait bien promis
tout ce qu'elle m'apporte :
elle me paie recta, elle s'acquitte de tout,
pour un sou elle me rend une livre
de pauvreté extrême.
La pauvreté m'est encore tombée dessus :
sa porte m'est toujours ouverte,
je suis toujours dedans,
jamais je ne m'en suis sorti.
Sous la pluie je me mouille, s'il fait chaud, je m'éponge :
me voilà riche !
Je ne dors que mon premier sommeil.
Je ne peux compter ma fortune :
je n'ai rien.
Dieu fait tomber pour moi les saisons bien à point :
l'été, la mouche noire me pique,
l'hiver, la mouche blanche.
Je suis comme l'osier sauvage
ou comme l'oiseau sur la branche :
l'été, je chante
l'hiver, je pleure, je me lamente,
je me dépouille comme l'arbre du verger
au premier gel.
Il n'y a en moi ni venin ni fiel :
il ne me reste rien sous le ciel,
tout va son cours.
Je savais faire monter la mise :
mes mises ont englouti tout ce que j'avais,
elles m'ont fourvoyé
hors du chemin, elles m'ont dévoyé.
J'ai risqué des mises insensées,
je m'en souviens.
Je le vois maintenant : tout va, tout vient,
c'est forcé que tout aille et vienne,
sauf les bienfaits.
Les dés que l'artisan a faits
m'ont dépouillé de mes habits,
les dés me tuent,
les dés me guettent, les dés m'épient,
les dés m'attaquent et me défient,
j'en souffre.
C'est l'angoisse, je n'y peux rien :
je ne vois venir ni avril ni mai,
voici la glace.
Me voilà sur la mauvaise pente.
Les trompeurs, cette sale race,
m'ont laissé sans habits.
Il y a tant de malhonnêteté dans le monde !
Dès qu'on a quelque chose, on fait le malin ;
et moi, qu'est-ce que je fais,
moi qui sens le faix de la pauvreté ?
La grièche ne me laisse pas en paix,
elle me met hors de moi,
elle m'attaque, elle me fait la guerre ;
jamais je ne guérirai de ce mal
à ce compte-là.
Je me suis placé dans un bien mauvais pas.
Les dés se sont saisis de moi :
je renonce à eux !
Fou qui s'obstine à les écouter :
il ne s'acquitte pas de sa dette,
mais en alourdit la charge ;
elle s'accroît de jour en jour.
En été il ne cherche ni l'ombre
ni une chambre fraîche,
car ses membres sont souvent nus.
Il oublie la peine de son voisin,
mais il pleure sur la sienne.
La grièche lui est tombée dessus,
l'a dépouillé en rien de temps,
et nul ne l'aime.
Celui qui l'appelait avant son cousin
dit en riant : « Tu es usé jusqu'à la corde
par la débauche.
Par la foi que tu dois à la Vierge,
va donc chez le drapier
acheter du drap à crédit.
S'il ne veut pas te faire confiance,
va-t-en alors droit à la foire
chez les banquiers.
Si tu jures par l'ange saint Michel
que dans aucun repli de tes vêtements
il n'y a d'argent,
on te trouvera bonne mine,
tu ne passeras pas inaperçu :
on te fera confiance.
Quand tu partiras de là,
tu auras ramassé de l'argent ou une veste. »
Me voilà bien payé !
C'est ainsi que chacun s'acquitte envers moi,
je n'en puis mais.




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