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Charles-Marie LECONTE de LISLE, Les Spectres

Le Parnasse contemporain, 1866 (Repris dans Poèmes barbares, 1889)



I

Trois spectres familiers hantent mes heures sombres.
Sans relâche, à jamais, perpétuellement,
Du rêve de ma vie ils traversent les ombres.

Je les regarde avec angoisse et tremblement.
Ils se suivent, muets comme il convient aux âmes,
Et mon cœur se contracte et saigne en les nommant.

Ces magnétiques yeux, plus aigus que des lames,
Me blessent fibre à fibre et filtrent dans ma chair ;
La moelle de mes os gèle à leurs mornes flammes.

Sur ces lèvres sans voix éclate un rire amer.
Ils m’entraînent, parmi la ronce et les décombres,
Très-loin, par un ciel lourd et terne de l’hiver.

Trois spectres familiers hantent mes heures sombres.

II

Ces spectres ! on dirait en vérité des morts,
Tant leur face est livide et leurs mains sont glacées.
Ils vivent cependant : ce sont mes trois remords.

Que ne puis-je tarir le flot de mes pensées,
Et dans l’abîme noir et vengeur de l’oubli
Noyer le souvenir des ivresses passées !

J’ai brûlé les parfums dont vous m’aviez empli,
Le flambeau s’est éteint sur l’autel en ruines,
Tout, fumée et poussière, est bien enseveli.

Rien ne renaîtra plus de tant de fleurs divines,
Car du rosier céleste, hélas ! sans trop d’efforts,
Vous avez bu la sève et tranché les racines.

Ces spectres ! on dirait en vérité des morts !

III

Les trois spectres sont là qui dardent leurs prunelles.
Je revois le soleil des paradis perdus !
L’espérance sacrée en chantant bat des ailes !

Et vous, vers qui montaient mes désirs éperdus,
Chères âmes, parlez ; je vous ai tant aimées !
Ne me rendrez-vous plus les biens qui me sont dus ?

Au nom de cet amour dont vous fûtes charmées,
Laissez comme autrefois rayonner vos beaux yeux ;
Déroulez sur mon cœur vos tresses parfumées !

Mais tandis que la nuit lugubre étreint les cieux,
Debout, se détachant de ces brumes mortelles,
Les voici devant moi, blancs et silencieux.

Les trois spectres sont là qui dardent leurs prunelles.

IV

Oui ! le dogme terrible, ô mon cœur, a raison.
En vain les songes d’or y versent leurs délices,
Dans la coupe où tu bois nage un secret poison.

Tout homme est revêtu d’invisibles cilices,
Et dans l’enivrement de la félicité
La guêpe du désir ravive nos supplices.

Frémirons-nous toujours sous ce vol irrité ?
N’arracherons-nous point ce dard qui nous torture ?
Ni dans ce monde, ni dans notre éternité.

La vieille Illusion fait de nous sa pâture ;
Nul captif n’atteindra le seuil de sa prison,
Et la guêpe est au sein de l’immense nature.

Oui ! le dogme terrible, ô mon cœur, a raison.





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