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Louise COLET, Le legs

Ce qui est dans le cœur des femmes, 1852



I

Un grand pont jeté sur le Rhône,
Au pied d'un gothique donjon,
Unit Beaucaire à Tarascon ;
Nous le traversions chaque automne.

J'avais quinze ans, le cœur joyeux.
Nous allions des champs à la ville ;
Les frais atours, le bal futile,
Tourbillonnaient devant mes yeux.

Sur le pont je passais distraite,
Suivant quelque songe d'amour
Ou quelque songe de poëte.
C'est là que m'apparut un jour,

Debout près de la première arche,
Un jeune homme triste et pensif ;
Incertaine était sa démarche,
Son front pâle, son regard vif ;

Les cheveux de sa tête grêle
Se hérissaient sous le mistral ;
Flottant autour de son corps frêle,
Son pauvre habit l'habillait mal ;

Il était laid ; j'étais moqueuse ;
Il me regardait tendrement ;
À chaque œillade langoureuse
Redoublait mon fol enjouement.

Au front une rouge couture
Lui descendait le long du nez,
Et dans sa piteuse tournure
Il boitait, les genoux tournés ;

Et je riais à la veillée
Au souvenir du malheureux,
Lorsque ma suivante éveillée
Me disait : « C'est votre amoureux. »

Durant sept ans, toujours plus pâle,
Plus éperdu, plus amaigri,
Sur le pont, malgré la rafale,
Il vint m'attendre et m'a souri.

Son âme, à mon âme asservie,
Comme un esclave m’escortait.
Qu'était-il ? quelle fut sa vie ?
Je l’ignore ; que m'importait ?

On disait que, d'humeur sauvage,
Cachant au monde ses douleurs,
Dans un enclos près du rivage
Il s'était fait l'amant des fleurs.

Roses, tubéreuses, jonquilles,
Étaient pour son cœur attristé
Autant de fraîches jeunes filles
Dont il aspirait la beauté.

II

Un jour, seule et dans la tristesse,
J'appris la mort du délaissé,
Et le legs que, dans sa tendresse,
L’infortuné m’avait laissé :

C'étaient deux orangers de Gêne,
Dignes de la serre d'un roi,
Que durant ses longs jours de peine
Il avait cultivés pour moi,

Afin que, sur ma tête aimée,
Qu'en secret il voulut bénir,
En tombant, leur pluie embaumée
Me rappelât son souvenir.

1852.




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