Revoir la page d'ouverture
Revenir aux Anthologismes 


Voir le
Catalogue



Remy de GOURMONT, Les Yeux d'eau

Histoires magiques, 1894



En ramant, j'arrivai où je n'allais pas.

J'allais vers la maison qui m'attendait et vers une créature dont le cœur battait déjà au lointain bruit, dont le désir me voyait, cygne au cou tendu parmi les joncs fleuris, —  mais je fus infidèle.

Des yeux m'arrêtèrent, des yeux comme je n'en avais jamais vu, mi-glauques et mi-violets, aigues-marines fondues en de pâles améthystes, des yeux froids et tentateurs, des yeux où que d'âmes avaient dû se noyer en croyant tomber dans le ciel !

Des yeux et rien de plus, car le palais éclairé par ces torches fallacieuses n'était qu'un beau jadis, une élégante ruine. J'y vis encore ce que la grêle a respecté d'un champ de lin, un peuplier avant la dernière tourmente, un svelte bateau dégréé et échoué là.

Une tonnelle et un banc, passager repos pour le rameur matinal : j'accostai et on m'accueillit doucement, comme un hôte, non pas comme une aubaine. Aussitôt que parut la femme aux yeux d'eau, je fus dominé par le secret que ne disaient pas les prunelles froides et je m'installai, bornant mon voyage à cet inattendu, oublieux de l'autre, de celle qui ne verrait pas venir la réalité du cygne.

Un charme m'abstrayait de toute antérieure volonté, charme si entraînant, de si hautaine et de si spéciale magie que je ne me souvenais même plus d'être parti pour un autre but, et je concluais ma promenade sous cette vigne de banlieue, devant du vin rose, très loyalement.

Des yeux d'eau, cependant, et rien de plus : un visage maigre, fané, troué ; un corps encore souple, mais d'osier desséché. Seules à me captiver, de nobles mains, longues et légères, avec des ongles de cire,

... Ces mains pâles
Qui font souvent le bien et peuvent tout le mal,
mains expertes aux caresses et aux crimes !

Mais les mains, en cette femme, n'étaient que la conséquence des yeux, — car il y a une nécessaire harmonie entre l'organe qui touche immédiatement et l'organe qui touche à distance, — et les yeux dévoraient toute mon attention, tels que des sphynx affamés et jaloux.

En somme, quoi ? Un peu plus qu'une servante d'auberge ou un peu moins ? La tenancière d'une guinguette à tonnelle, une femme aimable et discréte, — et ces yeux savaient sans doute se fermer à propos, ces yeux d'eau froide et profonds et aussi froids, sous leurs glauques reflets, que le fleuve Calycadnus, tombeau de Frédéric Barberousse !

Quand elle m'eut servi, voyant qu'elle se croisait les bras, oisive et ennuyée, je la priai :

— Asseyez-vous donc plus près et regardez-moi bien, que je voie vos yeux. Elle s'approcha, mais répondit :

— Mes yeux ? Ils font peur !

— Peut-être, — et pourtant on les aime. Qu'on a dû les aimer et qu'on doit les aimer encore !

— Ils font peur et ils ont toujours fait peur, mes yeux d'eau. C'est de l'eau, deux gouttes d'eau qu'on dirait prises dans la rivière, n'est-ce pas ? Ma mère avait les mêmes yeux d'eau, et quand elle mourut, dès que le cœur cessa de battre, ses yeux se fondirent comme deux morceaux de glace, et lui coulèrent le long des joues. J'ai vu ça, j'étais toute petite et j'y pense tous les jours, tous les matins, quand je me coiffe. Mes yeux s'en iront comme ceux de ma mère, et parfois j'ai peur qu'ils ne s'en aillent, moi vivante, et ne s'en retournent à la rivière couler sous les joncs et sur les pierres. Je n'ai jamais pleuré. S'ils pleuraient, ils s'en iraient, mes pauvres yeux. Pleurer, j'en eus envie, une fois ; il y a si longtemps ! Une seule fois, mais depuis je me suis durci le cœur à tel point que rien ne peut plus l'émouvoir, — car je tiens à mes yeux. C'est mon épouvantail, c'est mon arme contre le désir des hommes. Toute laide et vieille que je suis, je leur plairais encore, pour un quart d'heure quand ils sont ivres et qu'ils ont vu mes mains. Souvent je viens au moment des querelles et, baissant les yeux, je prends doucement la main qui se lève. On m'obéit, on garde mes doigts, on les baise, on cherche à me fouetter le sang par une grossièreté passionnée, — mais redressant la tête, je fixe le mâle de mes yeux froids, de mes yeux d'eau, et il lâche ma main. Je le regarde jusqu'à ce que son désir glacé lui glace le cœur. Vous, quand je vous ai vu entrer, j'ai senti que vous étiez d'une race fraternelle et je vous ai épargné.

— Non, dis-je, vous ne m'avez pas épargné. J'ai eu peur aussi, mais une peur singulière, puisque, tout en tremblant devant vos yeux, je les aime.

Elle répondit violemment :

— Ce n'est pas vrai. Personne n'a jamais aimé mes yeux et moi, j'ai été honnie à cause de mes yeux, fuie du seul être pour lequel j'aurais pleuré s'il m'avait dit un mot d'amour. Vous aimez mes yeux, vous ? Menteur ! Regardez-les donc bien et noyez votre amour dans la profondeur de ces deux fontaines de haine.

— Mon amour surnage, répondis-je. Et c'est vous qui mentez. Je ne suis pas le premier qui ait été fasciné par ces yeux d'eau mi-glauques et mi-violets, ces yeux où (je vous dis ma première impression) que d'âmes ont dû tomber, croyant tomber dans le ciel !

— Non, non ! cria-t-elle, en pâlissant de colère, tout le monde sait que mes yeux sont le chemin de l'Enfer ! Et puis, tombés dans le ciel ? Les hommes sont-ils des anges, pour tomber dans le ciel ? Vous êtes fou, mon ami.

— Et vous ?

— Moi aussi, Monsieur, je suis folle. Et, pirouettant soudain, elle disparut.

Cet étrange entretien me laissait, en effet, dans un état d'esprit voisin du déséquilibre. Ma main trembla quand je voulus remplir mon verre et je ne pus, qu'en m'y reprenant à deux fois, porter mon verre à mes lèvres. Quelle singulière femme et dans quelle condition sociale contradictoire à son intelligence et à son langage !

Le cabaretier survenu me disait familièrement :

— Elle ne vous a pas trop ennuyé ? Dommage, hein ! qu'elle soit folle ? Une noyée qu'on a sauvée là, il y a des années. Personne ne l'a réclamée, elle avait de l'argent sur elle, elle est restée. On n'a jamais su. Pas méchante, si ce n'est en paroles ; elle nous est utile et nous l'aimons. Nous avons fini par nous habituer à ses yeux et à ses histoires. Comme elle parle bien, hein ? Mais ce qu'elle dit, elle a dû prendre ça dans des livres, autrefois, car c'est au-dessus de son état. Tout de même, c'est peut-être une dame. On ne sait rien.




Laisser un Commentaire

Pseudo

Email


Voir tous les Commentaires














© Gabkal.Com