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Jules SUPERVIELLE, Le Bol de laitL'Arche de Noé, 1938Un jeune homme hâve mais tenace portait à travers Paris un grand bol de lait, le plus plein possible, pour sa mère qui habitait un quartier éloigné et ne se nourrissait que de ce lait. Chaque matin, elle guettait à sa fenêtre l'arrivée du bol. Le jeune homme se hâtait parce que sa mère avait faim, il le savait, mais ne se dépêchait pas trop, par crainte de renverser du liquide. Il lui arrivait de souffler dessus pour rapprocher du bord et enlever délicatement un peu de suie ou quelque poussière. Et parfois l'épicier qui fait le coin de la rue de Berri et de la rue de Penthièvre pensait : « Il est tard, le bol de lait est passé depuis longtemps et je n'ai pas fini mon étalage. » « Je ne voudrais pas te faire de peine, mon ami, disait la mère au jeune homme en voyant ce qui restait au fond du bol, mais aujourd'hui il y en a moins qu'hier. Pauvre petit, ce que tu as dû te faire bousculer ! — Je vais aller en chercher d'autre. — Mais tu sais bien que c'est impossible. — C'est vrai », disait le garçon, baissant la tête. Il lui était aussi totalement défendu de mettre le lait dans une bouteille, pour le transport. Défendu, par qui ? Quand le jeune homme entrait dans la chambre, il commençait toujours par dire : « Bois, maman. » C'était sa façon de lui dire bonjour. Il ajoutait : « Dépêche-toi de boire. Il s'en évapore toujours un peu. » Et, pour s'assurer que pas une goutte ne se perdait, il regardait la pomme d'Adam maternelle aller et venir pendant qu'elle avalait. « Elle ne pourra pas tenir longtemps », pensait avec tristesse le garçon qui évaluait chaque jour les forces de la faiblissante buveuse de lait. — Mais ce grand bol, c'est tout de même pas mal et peut-être plus qu'il n'en faut à mon âge. D'ailleurs, je me sens très vaillante et si ça ne va pas, je me coucherai. Et elle était morte depuis longtemps que son fils continuait d'apporter le lait chaque matin, d'en retirer la suie ou la poussière, mais gardant pour lui son : « Bois, maman », il se rendait à la cuisine pour y vider son bol, avec de filiales précautions, jusqu'à la dernière goutte, dans l'évier. Les hommes que vous croisez dans la rue, êtes-vous sûrs qu'ils aient toujours une raison compréhensible d'aller d'un point de la ville à un autre ? Certes, vous pourriez en interroger quelques-uns. Ils diraient : « Je vais à mon travail » ou « chez le pharmacien » ou ailleurs. Mais n'en est-il pas qui seraient aussi embarrassés pour vous répondre, si vous preniez la peine de les interroger, que ce malheureux garçon condamné à accomplir ces mêmes gestes, chaque jour, à la même heure, par tous les temps ? |
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