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Remy de GOURMONT, Le Château singulier
Conte de fées, 1884







Une histoire toute nue, comme il convient à une telle babiole.
SIXTINE, VI. Figure de rêve
CHAPITRE PREMIER

Après que l'on avait longtemps voyagé sur le dos maigre d'un aride plateau, où les blés étaient nains, on descendait, par une pente insensible, vers de l'herbe et même des arbres. Une petite rivière, à peine plus grosse qu'un ruisseau, causait ce changement de climat, dont se réjouissaient intimement les rares pèlerins égarés jusqu'en ce pays lointain. L'herbe, à mesure que l'on allait, devenait plus épaisse et plus verte ; le long du ruisseau, elle s'élevait si drue et si haute qu'à peine si les blanches couronnes des reines des prés émergeaient de quelques lignes au-dessus de l'océan d'émeraude ; on ne voyait bien qu'un sombre rideau d'aulnes et de saules sous lequel coulait Native l'eau vive du ruisseau salutaire.

Jusqu'au ruisseau, la route durait, limitée par des rigoles, consolidée par de rêches graviers ; mais le pont de bois passé (quelques planches cimentées par de la mousse), c'était la prairie, l'herbe éternelle qui s'en allait en absolue monotonie. Un vague sentier se frayait dans la verte mer, mais les gramens se penchaient et se baisaient au-dessus de la trace délaissée ; quand on s'y engageait, les jambes, en redressant les herbes amoureuses, faisaient jaillir des étincelles de rosée une perpétuelle fusée de petits diamants qui s'en allaient tomber et mourir parmi les émeraudes, leurs sœurs.

Si une voiture se risquait au-delà du pont de planches, le cheval, comme un homme, suivait la sente éparpillant généreusement les fugitives joailleries, et les roues, mordant l'herbe, y traçaient un sillage passager.

C'est ce qui se passa, quand Vitalis, appelé par le désir, se mit en route pour aller aimer la princesse Élade, qu'il n'avait encore vue qu'en songe.

Rien de plus doux, d'abord, qu'une telle traversée ; l'allée la mieux sablée est rude en comparaison de cette harmonieuse prairie. Vitalis, à certains moments, quand l'herbe montait jusqu'au-dessus des moyeux, se croyait en barque porté par une mer d'algues et le vent qui venait de loin, rasant le sommet des profondes vagues, ajoutait à son illusion : il était enchanté.

Depuis plusieurs années déjà, Élade et Vitalis échangeaient de tendres lettres, mais si respectueuses que, pour un étranger, l'amour y eût été indéchiffrable. Cela aurait pu continuer bien longtemps encore, car Vitalis, heureux de ce commerce subtil, n'avait jamais souhaité de dormir dans les bras de sa belle amie. Belle, – il la savait belle, par la pureté de son écriture, la délicatesse de ses pensées, la finesse rare de son parfum favori ; belle, – mais beauté lointaine et inaccessible, beauté de madone ou de fée : il l'aimait en pensée seulement.

Mais Élade était femme. Elle voulut connaître son bien-aimé, le toucher, le posséder, car les femmes ont les instincts charmants de l'égoïsme, tels qu'ils s'épanouissent dans les gestes des enfants encore dénués d'hypocrisie.

Elle écrivit donc à Vitalis : " Vous terminez vos chères lettres par ces mots qui me troublent et parfois me brûlent – Je vous baise les doigts, ou, Je baise vos blanches mains, – ou, Je porte vos mains pures à mes lèvres, – ou encore par d'autres manières de dire toutes charmantes, – eh bien ! venez faire ce que vous dites, et non plus seulement par métaphore, venez ! Je vous les tends, mes deux mains, et je les donne à vos lèvres. Vitalis, vous aussi, donnez vos lèvres à mes mains. Je vous tends les mains et mes mains vous attendent."

Vitalis fit atteler la voiture – un peu surannée – qui servait à sa mère à suivre les chasses dans leur forêt patrimoniale, et il partit pour le Château Singulier.

Après donc qu'il eut franchi le pont de planches et qu'il fut entré dans la prairie indéfinie, il sentit que son cœur se mettait à battre avec véhémence et, sans songer que cela pouvait avoir pour cause la crainte de l'inconnu, il murmura plusieurs fois à mi-voix : "Je l'aime, je l'aime ! Je baiserai ses mains, qui m'ont écrit de si douces choses ; je baiserai ses yeux, qui m'ont tant de fois regardé à travers les espaces complaisants. Élade, je vous verrai donc, – je verrai donc vos mains, vos mains ! "

Il s'exaltait, mais pas tant qu'il ne pensât au droit chemin et, comme il sondait l'horizon avec une certaine anxiété, il aperçut, encore assez loin devant lui, un arbre tout seul. Le sentier s'effaçait de plus en plus ; il mit le cheval dans la direction de l'arbre. L'arbre portait, écrits sur une planchette, ces mots consolateurs, mais illusoires, car il n'y avait aucun chemin visible : Chemin du Château Singulier.

Vitalis eut un moment d'angoisse ; mais en cherchant à s'orienter, il aperçut encore un arbre, tout seul, au lointain. Il mit le cheval dans la direction de l'arbre. L'arbre portait la même inscription : Chemin du Château Singulier.

Vitalis interrogea une troisième fois l'horizon : un troisième arbre apparut. Longtemps, longtemps, Vitalis alla d'arbre en arbre, à travers l'océan changeant de la prairie indéfinie.

Quand il avait passé le pont de planches, le soleil se levait et souriait ; maintenant, il se couchait et pleurait des larmes de sang. La nuit s'épandit ; le brouillard, comme une houle invincible, inonda la prairie indéfinie, – et Vitalis, perdu dans les ténèbres, s'endormit et rêva.

Il murmurait à mi-voix, tout en rêvant : " Élade, je vous baise les mains, – je baise vos mains blanches, – je baise vos doigts purs, je porte vos doigts à mes lèvres, je penche mes lèvres vers vos adorables mains, vos mains, vos mains… "




CHAPITRE II

Quand Vitalis s'éveilla de son sommeil et de son rêve, le brouillard s'était transmué en lumière et le Château Singulier, palais et prison de la princesse Élade, barrait de ses lourds et sombres granits l'horizon de la prairie indéfinie. Nulles murailles, nulles grilles, nulles barrières n'en défendaient les approches, mais de larges douves l'encerclaient d'une sûre protection par l'effroi ininterrompu de leurs eaux profondes et noires.

Quand Vitalis arriva au bord des douves, un bac se détacha de la rive intérieure et vint s'offrir à lui ; il s'embarqua et, dès qu'il eut abordé dans la cour du château, Élade elle-même s'avançait à sa rencontre.

Sans peur et sans simagrées, elle s'avançait, souriante et les bras tendus, toute sa personne déjà offerte en amour. Elle baisa Vitalis sur les lèvres, – salut dont elle donnait la joie aux visiteurs élus et appelés par son désir.

Vitalis ne fut pas étonné d'un tel accueil, il répondit par de tendres propos et suivit la princesse vers le porche seigneurial.

Installés en un obscur petit salon qui ressemblait à une chapelle sans Dieu, ils causèrent. Vitalis conta les aventures de son voyage ; comment il s'était perdu dans la nuit ; comment, à son réveil, il avait aperçu, évoqués là sans doute par un art magique, les lourds et sombres granits du Château Singulier…

– Enfin, je vous possède, mon cher amant, interrompit la princesse Élade, et si vous êtes ici par enchantement, ce que je ne sais, tout de même vous y êtes, – et je puis toucher vos yeux de mes lèvres. Oh ! que j'aime vos yeux, mon beau Vitalis ! Je les aime tant que je voudrais les clore après y avoir enfermé mon image !

Vitalis se laissa baiser sur les yeux, puis il reprit son récit et il conta son rêve ; il dit avec quelle ferveur, tout en dormant, il baisait les mains de la charmante princesse, et combien ce rêve l'avait troublé et réjoui…

– Voici mes mains, interrompit encore la princesse Élade. Sont-elles aussi douces en réalité qu'en songe ? Rêviez-vous tantôt ou rêvez-vous maintenant ? Comment faites-vous, Vitalis, pour discerner le rêve du réel ? Moi, je rêve si fortement, qu'il n'y a aucune lacune entre mes songes et ma vie, – et je m'embarrasse peu de savoir si mes sensations sont sages ou folles : être aimée me contente, que cela soit rêve, que cela soit réalité. Vous êtes ici, puisque je vous touche, puisque je vous entends, puisque je vous respire ; je n'en demande pas plus : Vitalis, ou fantôme de Vitalis, je vous chéris pareillement ! Vitalis, je vous tiens et je désire vous garder. Vous resterez !

– Vous me garderez, répondit Vitalis.

– Oui, je vous garderai, continua la princesse Élade, car je vous aimerai tant que vous perdrez la notion des jours et des nuits, des heures et des minutes, et vous resterez près de moi, – et vous me sauverez…

– De quel danger, de quels hommes ?

– Des hommes qui viendraient après vous, ô mon ami ! Car je suis condamnée à aimer toujours, et à toujours aimer celui qui m'aime, celui qui m'a désirée à travers la prairie qui est mon Océan, celui qui a découvert le Château Singulier, celui qui, par sa seule présence, a donné des ordres muets au bac de mes douves, celui dont mes lèvres ont touché les lèvres. Il faut que j'aime, c'est ma destinée; si je n'aimais pas, je mourrais, et si mon cœur se révoltait contre l'amour, j'éprouverais des affres plus douloureuses que la mort. Tu le vois, je suis la Prostituée.

– Tu es la princesse Élade, tu es mon amour.

– Ah ! tu m'aimes donc, malgré le Mot ? Alors, comprends!

– Non, dit Vitalis, je ne veux rien comprendre que la beauté de tes mains…

– Mes mains, ta chaîne ?

– Ma chaîne, dit Vitalis.

– Mais pourquoi ne veux-tu pas comprendre ?

– J'aime mieux t'aimer ; et, d'ailleurs, je suis venu ici pour cela et rien que pour cela. Je veux jouir de ta grâce et non de tes secrets, de tes épaules et non de tes confidences…

– Tu ne parlais pas ainsi dans tes lettres, Vitalis ; tu ne séparais pas alors les épaules des confidences et tu souhaitais la possession de mon âme plus que celle de mes mains…

– Oui, répondit Vitalis, – mais maintenant que je t'ai vue, maintenant que j'ai goûté à ta beauté, je suis enivré de ton odeur, – et tu n'as plus d'âme, parce que je n'ai plus d'âme. La Prostituée ! Que veut dire ce mot ? La plus prostituée, c'est la plus belle ; la plus prostituée, c'est la plus puissante ; la plus prostituée, c'est la reine… Oui, tu es la Prostituée et tu dois m'aimer, puisque je t'aime.

– Tu as compris sans le vouloir, dit Élade, mais tu ne sauras que plus tard tout ce qu'il y a de gloire dans le nom d'opprobre dont j'aime à me vêtir, – ô amant qui me sauveras d'être ce que je suis !

– Que veux-tu devenir ?

– Une femme.

– N'es-tu pas une femme ?

– Je ne suis pas une femme et je ne suis pas une vierge, je suis Élade, celle qui pleure d'être sans sexe, celle qui, autour d'une âme féminine, sanglote de n'avoir pu assembler que des éléments neutres – et nuls… Je pleure et je sanglote, Vitalis, parce que j'ai une âme de femme ; je pleure parce que mon cœur est tendre ; je sanglote parce que mon intelligence est douce et timide, mais surtout je pleure et je sanglote parce que je n'ai pas de sexe…

– Tu es un ange ? demanda Vitalis sur le ton soudain d'une railleuse ironie. Ah ! continua-t-il, en baisant avec ferveur les mains de la mystérieuse princesse, voilà une confidence imprévue et sur laquelle je garderai le secret, – si elle est fausse.

Élade, résignée, se prêta au simulacre d'amour que les gestes de Vitalis exigeaient de sa bonne volonté : pendant que les larmes tombaient sur ses joues pâles, de ses tremblantes mains elle détacha les agrafes de sa robe et elle consentit à paraître nue, – sœur d'une statue de marbre.

Vitalis s'en alla en disant :

– Je reviendrai, Élade, car je t'aime encore, malgré le crime de ta beauté. En voyant que tu n'avais vraiment pas de sexe, j'ai songé que je n'en aimerais que mieux la beauté de ton esprit, la grâce de ton sourire, la pureté de tes mains… Je reviendrai, – mais laisse-moi partir avant la chute du jour, car j'ai peur de m'égarer dans la prairie indéfinie.

Élade le laissa partir ; elle suivit des yeux longtemps, longtemps, la voiture qui s'en allait en écrasant les herbes et les fleurs ; puis elle rentra, afin de préparer une toilette nouvelle, conforme aux désirs de l'Autre, de celui pour qui le bac se détacherait bientôt – une fois de plus.

Elle avait une toilette mauve ; elle en mit une amarante.




CHAPITRE III

Tandis qu'Élade changeait de toilette, Vitalis changeait d'âme. Sa rencontre avec le mystère l'avait mortifié, et, comme il n'avait pu se plier aux lois des joies supérieures, il se consolait en les méprisant. Élade le regardait encore s'éloigner vite et fuir vers des paysages cléments, qu'il se traitait déjà de rêveur stupide ; il haussait les épaules, riait grossièrement et zébrait de coups de fouet la sérénité de l'air. Sa voiture surannée, à l'élégance d'hier, lui semblait douce et jolie, et il s'y prélassait dans l'habitude d'être un homme comme tout le monde, celui qui, revenant d'une déception oubliée dès la porte close, s'en va au-devant d'un plaisir inévitable et naturel. En deux ou trois heures de route, il avait acquis l'intellectualité d'un cheval dont toute la psychologie est écrite par les mots écurie, avoine et litière : sortir des brancards, secouer sa crinière, hennir, rentrer chez soi, dans le vénérable asile de l'auge et du râtelier.

À mesure qu'il s'éloignait du Château Singulier, le paysage redevenait honnête et vrai : plus de surnaturels brouillards, plus de tromperies, plus d'arbres dressés seuls parmi le calme océan d'une prairie indéfinie ; tout était régulier et soigné, la route blanche et unie, ornée d'une bordure verte, d'un fossé sans eau et d'honorables parallélépipèdes de cailloux savamment concassés. Il avait la sensation de rentrer dans la civilisation, c'est-à-dire dans l'uniformité, et il se réjouissait. Les champs étaient de blé, à droite, et à gauche, de colza, herbes encore, mais de verts si différents, l'un comme de velours, l'autre comme de l'envers d'un velours.

Au sortir du mystère – le mystère pour certains est toujours un peu ridicule, – un spectacle si bien ordonné, si prévu, si connu, avait je ne sais quoi de réconfortant, dont Vitalis se gonfla : des idées de lucre et de lubricité lui venaient en foule, et il les accueillait avec une politesse empressée : " Entrez, entrez, bonnes idées de lucre et de lubricité ! Les portes de mon âme régénérées par la nature ne sont jamais fermées pour vous ; vous êtes les amies de jadis et d'aujourd'hui, de demain et de toujours ; votre vue consolide mes principes et vos chuchotements chatouillent mes oreilles comme les vibrations du violon vital. Ne suis-je pas Vitalis ? Oui, je suis celui qui participe à la vie et à la vérité de sentir et de compter. Entrez, entrez, bonnes idées de lucre et de lubricité ! Moi, je distingue fort bien le connaissable de l'irréel et le pondérable de l'inconsistant ; de l'or et des croupes, de la chair et de l'argent, voilà ce qui me réalise. Oh ! et posséder ces terres, tous ces arbres, tous ces blés, tous ces colzas, – et les vendre ! Et avec l'argent de la vente acheter de l'amour, du véritable amour, de l'amour sans pudeur et sans soupirs, de l'amour amical, tiède et pur. Il n'y a de pur que ce qui est naturel et il n'y a de naturel que ce qui est animal. Entrez, entrez, la porte est toujours ouverte - et mon âme est régénérée par la nature, bonnes idées de lucre et de luxure. "

L'âme que venait de revêtir Vitalis était légère ainsi que du linge blanc lessivé par des sorcières ; c'était une âme inimaginablement diaphane, et tellement que sa pensée, au travers de ce linceul, était aussi visible qu'une fleur sous les vitres d'une serre.

Une bergère passa.

– Ho ! la bergère, où sont tes blancs moutons ? – Mes blancs moutons sont tous à l'abattoir.

Et la bergère, envoyant un baiser à Vitalis, entra dans un chemin creux.

Vitalis descendit de voiture, attacha son cheval à un arbre, et il entra dans le chemin où la bergère, ayant l'air de fuir, accrochait adroitement sa robe à toutes les ronces.

Une fille est faite pour cela, et lorsqu'on erre par les chemins creux, ce n'est pas pour tourner le dos à l'occasion. Vitalis l'eut à peine touchée, qu'elle glissa, – et ils avaient la tête sous la mousse et les pieds dans la boue.

Un écu ? Cela vaut toujours un écu.

La bergère chantait, pendant que la voiture s'éloignait sur la route régulière et soignée :

– Ho ! la bergère, où sont tes blancs moutons ? – Mes blancs moutons sont tous à l'abattoir.

Le paysage encore une fois changea. Il devint dur et triste; la route rugueuse et coupée de rides s'en allait entre les collines de grès escaladées par d'anémiques genévriers que des chèvres maigres secouaient avec d'étranges airs de tête ; entre les collines de pierre, un ruisseau rampait sur les cailloux comme un serpent malade et, au loin, c'était la détresse désespérée d'un ciel dévoré par de sombres et hideux nuages. Les nuages s'abaissèrent, descendirent jusque sur les collines de grès où les chèvres maigres cessèrent soudain de secouer les genévriers.

" C'est ma propre turpitude qui m'enveloppe et qui m'accable, songea Vitalis. Je suis parti à la conquête de l'Amour et, lâche devant le mystère, fuyant à la première objection, comme un esclave au premier coup de bâton, je suis allé me vautrer, dans la boue d'un chemin obscur, sur la chair méprisée d'une fille d'aventure ! Ah ! maintenant, je comprends la chanson de la bergère et comme sa réponse fut bien celle qui m'était due ! Moi aussi, je viens de les mener à l'abattoir, les blancs moutons, mes désirs et mes rêves, et ils ne les bêleront plus jamais, ils sont égorgés. La bergère fut ma complice, mais le crime était commis dans mon cœur avant que je n'eusse rencontré la complice que l'enfer envoie toujours à celui qui veut faire couler le sang des agneaux. Élade, Élade ! … Non, il est trop tard, mais reviens, bergère ! L'habitude de la boue atténue sa laideur ; la boue peut même devenir douce, si elle est tiède ; pour n'avoir pas honte de son animalité, que l'homme redevienne un animal simple, et, pour perdre le désir malsain des étoiles, qu'il vive le long des chemins obscurs… Oui, reviens, bergère, et tu seras la compagne de ma honte et la confidente du mépris que je profère pour tout ce qui dépasse la hauteur de ma tête, pour tout ce qui échappe à mes morsures ou à mes baisers !

" Élade, Élade !

" Non, – tous les agneaux sont égorgés… "

– Ho ! la bergère, où sont tes blancs moutons ? – Mes blancs moutons sont tous à l'abattoir.




CHAPITRE IV

Ayant offert aux glaces magiques de sa chambre solitaire la joie nulle de son corps d'ange, Élade revêtit la robe amarante que lui imposaient l'ordre des choses et le règlement particulier de sa destinée, puis elle se coucha mélancolique sur des coussins brodés de songes.

Quel conte de fées qu'une telle vie et quel sombre enchantement ! Rester là, enclose, prisonnière d'un palais, d'un charme et d'une volonté, les yeux toujours prêts à l'éclair, la bouche toujours dispose au sourire et au baiser, la main dressée selon l'éternel geste d'accueillir volontiers le voyageur, – c'était la vie de la princesse Élade, et elle commençait de la subir sans espoir.

Quoique princesse et appelée à une signification très haute, elle avait des ennuis de femme, et, statue, des désirs de chair qu'elle savait irréalisables. Tant d'hommes étaient venus vers elle et si sottement impuissants !

Mais le dernier surtout l'avait déçue.

Après de longues et secrètes correspondances, et attiré par l'odeur de l'idéal, Vitalis avait subi avec courage les premières épreuves, mais la dernière avait découragé soudain sa bonne volonté d'homme fait pour les satisfactions évidentes et les plaisirs humains. Et qu'attendre, après celui-là ?

Afin de se délivrer elle-même, elle souhaita d'être androgyne et bi-sexuelle ; ayant nié le sexe adverse comme elle avait déjà nié le sien, obligatoirement, elle eût retrouvé dans l'unité la paix intellectuelle, et, dans la pauvreté sensuelle, la richesse inouïe des luxures transcendantes. Non ! le salut ne pouvait venir que des au-delà de sa prison : ayant donc réfléchi encore un peu, elle se leva, secoua les plis de sa robe amarante, et, arrivée au seuil, sous le porche, elle attendit.

Un signe parut bientôt parmi les grandes herbes, puis une forme se dessina, celle d'un jeune voyageur qui s'approchait lentement, d'un pas lourd et brisé ; le bac se détacha de la rive intérieure ; et le nouvel amant d'Élade entra dans le mystère du Château Singulier. Il fut accueilli comme l'avait été Vitalis, par les mêmes caresses, par les mêmes paroles, et, comme lui, introduit dans la sombre petite chapelle.

Par son ennui même, par sa pâleur, son air de comprimer des larmes, Élade était plus que jamais séduisante. Ses yeux, un peu baissés de ton, s'éclairaient d'une lueur désespérée, délicieusement imploratrice, et sa voix, de la couleur d'une violette mourante, parfumait de langueur et de douceur la petite chapelle aux vitraux fanés.

Psallus, à genoux, l'écoutait et la regardait ; et, quand il entendit le terrible aveu, qu'Élade, cette fois, fit avec désinvolture, comme si elle eût confessé le manquement le plus ordinaire et le plus naturel, – il baisa, pour toute réponse, les mains qui tremblaient un peu dans les siennes.

– N'ai-je point parlé clairement, trop clairement ? demanda Élade, surprise.

– Élade, dit Psallus, vous êtes une statue toute pure, et je m'en réjouis, je vous aime telle que les enchantements vous ont faite, et si vous expiez quelque faute, ou si vous êtes la victime d'une méchanceté supérieure aux hommes, je veux expier et je veux souffrir avec vous. Mais tes yeux et tes cheveux, tes épaules et ton sourire sont déjà d'inépuisables coffrets d'Amour, et d'ici que j'aie aimé infiniment chacune de tes grâces visibles et chacune de tes grâces spirituelles, nous serons devenus d'immortelles pensées. Que m'as-tu dit, vraiment ? Que tu n'as pas de sexe ? En es-tu bien sûre ? Ta beauté est d'une femme, ton âme est d'une femme, ton intelligence est d'une femme, – je puis donc t'aimer, et je t'aime. Je ne suis pas venu de si loin et par tant de fatigues, à travers un pays hostile et ce désert effroyable de verdure, cet océan d'herbe et de nuées, je ne suis pas venu vers toi en quête d'un spasme dont toute femme a le secret. Je t'ai désirée telle que tu es, et telle que tu es je te désire encore, mais j'accommode mon désir à ton essence. Ce que tu m'offres, je le prends, et ce que j'ai, je te le donne, – mais je te donnerai peut-être plus que tu n'attends.

– Tu me donnes tout, Psallus, tu me délivres !

– Oui, je te délivre de toi-même et de la peur de ne pas plaire. En t'aimant telle que tu es, je t'enseigne à t'aimer toi-même et à te vouloir telle que tu es. L'enchantement qui te cloue ici, c'est la défiance de toi-même et la crainte des dieux extérieurs. Sois ton propre Dieu, Élade, ô intelligence sacrée, rendue adorable par tant de beauté vue ; prends conscience de toi et ne quémande pas la complaisance des regards, sinon amis et d'êtres parallèles à ta force. Sois Toi, Élade, et méprise tout ce qui s'éloigne de toi, et brise tout ce qui s'oppose à ta volonté – obscure, mais qui va resplendir – d'être libre.

– Je suis donc libre !

– Oui, dit encore Psallus, je suis venu t'apprendre que tu n'es plus la prostituée. Le salut est personnel : deviens l'objet unique de ta propre charité ; choisis ton plaisir, choisis ton amour, choisis ta morale et ne reçois d'autre commandement que celui qui s'élabore dans le mystère de tes cellules et qui profère son cri saint dans la vibration de tes nerfs. Intelligence, pourquoi veux-tu te donner à comprendre ? Comprends toi-même et ne t'inquiète pas des bruits du dehors. Sois absolue. Baisse l'épaule et dégage-toi, si quelqu'un te met la main sur l'épaule, et si un homme veut te baiser les lèvres, mords-le : c'est un faible qui veut te prendre ta force, ton souffle et peut-être ton âme.

Longtemps, ils se réjouirent de paroles d'amour et de liberté. Élade, guérie de ses doutes et de ses timidités, n'avait plus honte de ne pas être pareille aux autres femmes, et même elle commençait sagement à s'enorgueillir des singularités de sa nature ; mais à mesure que grandissaient son estime et son amour de soi-même, elle sentait renaître en elle des puissances abolies : son âme miraculisée miraculisait son corps.

– Psallus, dit-elle joyeusement, me voilà métamorphosée en femme.




CHAPITRE V

Sauvée de l'esclavage conventionnel, libérée des préjugés humains, arrachée aux mâchoires de l'Orque, nouvelle Andromède, Élade suivit son Persée. Ils quittèrent le Château Singulier et entrèrent dans la prairie indéfinie, que leur volonté d'être heureux et fiers peuplait d'imaginatives joies.

Le sentiment de leur liberté les ravissait ; ils s'en allaient, faisant mille folies, répondant l'un et l'autre à des phrases qui n'avaient pas été dites, comprenant tout, résolvant tout, étonnés de rien, surpris seulement, si leur pensée revenait un peu en arrière, d'avoir longtemps vécu en dehors de la plénitude et de la certitude.

Par la délivrance dont il avait été l'opérateur, Psallus achevait de se délivrer lui-même de toutes les tyrannies inventées par les faibles pour restreindre la volonté des forts. Il niait hardiment et noblement tout ce qui n'était pas en conformité avec sa nature essentielle ; sa personnalité s'affirmait au point que rien ne lui paraissait plus défendu ; il mettait la main sur tout, sur les étoiles comme sur les pâquerettes, sur l'arbre et sur Dieu.

– Il pleut des pensées, dit Élade. Tendons les oreilles, ouvrons la bouche et les yeux, nous serons pénétrés d'infini.

– Dieu est en nous, puisque nous sommes libres, dit Psallus. Les pensées dont l'air est plein, c'est la volatilisation de notre haleine ; nous nous respirons nous-mêmes, car il n'y a rien d'extérieur à nous, et la création tout entière part, comme une fusée, d'entre nos deux sourcils.

Ayant joué avec les idées les plus hautes et les plus subtiles, ils eurent le droit de devenir deux enfants et de s'ébattre dans la campagne, tels des éphèbes sortis de l'école et rendus à leurs plaisirs. Ils s'amusèrent donc de toutes les façons les plus aimablement puériles, et tous leurs jeux étaient harmonieux.

Élade s'étant assise au pied d'un arbre, Psallus se coucha auprès d'elle, et il lui baisait les mains. Elle ressentit, pendant ces douces minutes, de la tristesse et de la crainte; convalescente encore, elle doutait ; elle pensait à l'état ancien dans lequel l'avaient maintenue les conventions humaines ; quand Psallus toucha ses genoux, ils tremblaient un peu ; mais la force, soudain, lui revint tout entière, avec la définitive conscience de sa gloire féminine: elle s'abandonna – et les portes du palais d'Ecbatane s'ouvrirent au cortège royal.

Ils se promenèrent encore, et tant, qu'ils gagnèrent un lointain village habité par des tisserands. De chaque porte sortait un bruit de métier, des soupirs de femme, des jurons d'homme, des cris d'enfant : c'était presque infernal. Au bout du village, une maison dominait, aussi sale, aussi laide que les autres, mais plus grande et d'apparence moins esclave ; la porte était ouverte, ils entrèrent.

Debout devant une glace obscure, une femme, avilie par le fardeau de lourds et grossiers désirs, peignait ses cheveux, des cheveux jaunes et rêches qui lui couvraient maigrement les épaules ; elle se penchait vers la glace obscure, essayait des sourires, relevait la tête, chiffonnait des rubans, puis reprenait son peigne, – et la toilette de cette misérable semblait le travail le plus dur et le plus ingrat.

Trois enfants se roulaient par terre, mâchant des feuilles de choux et cognant avec des morceaux de bois le pavé humide ; ils grognaient comme des petits chiens et parfois pleuraient en ouvrant des bouches de lamproie. Oubliant ses cheveux, la mère s'agenouilla près du plus jeune et lui mit entre les lèvres un bout de sein qui ressemblait au nœud d'une outre ou au bouchon d'une calebasse ; gavé, l'enfant revomit sur la triste poitrine maternelle un peu du pauvre lait qu'il avait bu, puis il s'endormit, – et la femme revint devant la glace obscure, infatigable à peigner ses cheveux jaunes et rêches.

L'homme était au métier ; il lançait la navette et la rattrapait avec certitude, et un effort de ses pieds et de ses reins à chaque seconde le coupait en deux ; son seul repos était de renouer un fil cassé. Élade et Psallus s'approchèrent et regardèrent. Élade soudain cria, en se serrant pleine d'effroi contre Psallus :

– Vitalis ! Dieu ! c'est Vitalis !

Le tisserand tourna la tête et dit, en renouant un fil :

– Oui, je me nomme Vitalis, et je gagne, en tissant de la toile, ma vie, celle de ma femme et celle de mes enfants. Qu'y a-t-il d'étonnant à cela ? Tout le monde fait de même, ici. Les métiers ronflent du matin au soir et souvent bien avant dans la nuit. Nous ne nous reposons que pour manger, boire, dormir et caresser la mère de nos petits. Nous sommes honnêtes et heureux quand la toile se vend bien, quand nous pouvons acheter avec le pain, du sucre d'orge pour les enfants et des rubans pour les femmes.

Élade, avec une grosse émotion, car elle avait aimé Vitalis, demanda :

– Vous êtes bien Vitalis, celui qui s'en vint jadis vers la princesse Élade, enfermée dans le Château Singulier ?

– Oui, je suis Vitalis qui essaya jadis de se nourrir de rêves. Ah ! je suis bien revenu d'un tel régime ! En sortant de chez la chimérique femme qui ne put me repaître que de divagations, je rencontrai celle-ci et je l'ai aimée sérieusement, en homme qui connaît la valeur de la vie. C'était une bergère. Quand je la vis pour la première fois, elle venait de conduire à l'abattoir le troupeau de ses agneaux blancs ; je fis comme elle : j'égorgeai tous mes rêves, et, devenus pareils l'un à l'autre, nous nous aimâmes. Pour l'élever jusqu'à moi, je me fis semblable à celle que j'aimais et nous fûmes heureux. J'étais riche : peu à peu ma fortune a disparu, je ne la regrette pas : la richesse permet l'oisiveté, l'oisiveté permet le rêve, le rêve ronge les muscles, comme de malsaines vapeurs ; maintenant, je travaille ; cela vaut mieux que de penser.

– Vous êtes un esclave ! dit Élade presque pleurante.

– Esclave, soit, répondit Vitalis. N'importe, je suis content de mon sort.

– C'est impossible, dit Élade. Révoltez-vous !

– Je suis un honnête homme, dit Vitalis.

– Soyez libre, dit Élade.

Le tisserand haussa les épaules :

– Laissez-moi travailler – comme un homme.

Élade et Psallus sortirent de la maison du tisserand, et Psallus dit :

– Il y a deux sortes d'hommes, les hommes libres et les autres. Laissons les autres.

– Laissons les autres, dit Élade.

Ils s'en allèrent par le monde jouir de leur liberté.