Puisque les chroniqueurs, pour distraire leurs maîtres,
Font de l'esprit sur nous au doux bruit des écus ;
Puisque nous égayons les muscadins de lettres ;
Puisqu'on me fait chanter des vers sous les fenêtres,
Dans les journaux bourgeois où l'on rit des vaincus ;
Nous redirons nos deuils, notre espérance austère,
Nous qui sans remords
Regardons la terre
Où dorment les morts !
Le mépris de la plume et l'outrage du glaive
Glissent sur notre orgueil comme une goutte d'eau ;
Nous nous ceignons les reins, dès que l'ombre se lève ;
Et nous sommes de ceux qui, croyant à leur rêve,
Jusqu'au bout du chemin porteront leur fardeau.
Qui donc a supposé que l'on nous ferait taire,
Nous qui sans remords
Regardons la terre
Où dorment les morts ?
Oh ! les bourreaux gantés qui font les bons apôtres !
Les tueurs qui voudraient nous mettre à leur niveau !
Nous n'avions pas livré Metz et Paris, nous autres !
On avait fusillé quatre mille des nôtres,
Quand le sang nous monta brusquement au cerveau.
Et qui saurait le mal que nous aurions pu faire,
Nous qui sans remords
Regardons la terre
Où dorment les morts ?
Est-ce nous qui, pour coudre un galon à nos manches,
Massacrions les gens sans les avoir jugés ?
Est-ce nous qui, railleurs affamés de revanches,
Avons fait dans les rangs le choix des barbes blanches ?
Est-ce nous qui jetions les blêmes insurgés
À la fosse commune, à l'éternel mystère,
Nous qui sans remords
Regardons la terre
Où dorment les morts ?
Est-ce nous qui disions : «Taisez-vous, tas de gueuses ! »
Aux vierges de seize ans qu'on adossait aux murs ?
Est-ce nous qui faisions grincer les mitrailleuses,
Instruments meurtriers, formidables faucheuses
Qui traitent les vivants comme des épis mûrs?
Est-ce nous qui trouvions la bombe salutaire,
Nous qui sans remords
Regardons la terre
Où dorment les morts ?
Avons-nous par milliers couché sous la chaux vive
Les vaincus mal tués, encor tout frémissants ?
Avons-nous étouffé leur voix sourde et plaintive ?
Dans le sol gras, devant la nature attentive,
Avons-nous fait pousser vingt poteaux en deux ans ?
Avons-nous au charnier traîné le prolétaire,
Nous qui sans remords
Regardons la terre
Où dorment les morts ?
Les rimeurs t'offriraient leurs ballades nouvelles,
On servirait ta gloire aux naïfs abonnés,
Si tu t'étais trouvée au nombre des femelles
Qui tournaient en riant le bout de leurs ombrelles
Dans les grands yeux sanglants des captifs enchaînés.
Mais qui nous chantera, nous qu'on huait naguère,
Nous qui sans remords
Regardons la terre
Où dorment les morts ?
Qu'importe ? Nous irons devant nous, sans faiblesse,
Pensifs, la tête haute et la main dans la main !
Les siècles nous ont fait une auguste promesse :
Il faudra bien qu'un jour le vieux monde nous laisse
Cueillir tous les fruits d'or de l'idéal humain :
Car nous voulons venger l'amour, tuer la guerre,
Nous qui sans remords
Regardons la terre
Où dorment les morts !