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« Tu aimeras ce que j’aime et ce qui m’aime : l’eau, les nuages, le silence, la nuit, la mer immense et verte, l’eau informe et multiforme, le lieu où tu ne seras pas, l’amant que tu ne connaîtras pas, les fleurs monstrueuses, les parfums qui troublent la volonté, les chats qui se pâment sur les pianos et qui gémissent comme les femmes, d’une voix rauque et douce. » (Les Bienfaits de la lune) – BAUDELAIRE. LUNAIRE À Madame Judith Gautier I Les baisers du clair de lune Font vibrer dans la nuit brune Les nains sculptés du beffroi, Et sur la laideur des masques Le baiser limpide et froid Fait pleurer, sinistre effroi, L’œil effrayant des tarasques. Les pieds rivés au granit, Où le destin les condamne, De leur aile au vent qui plane Elles battent l’infini Et le parapet jauni Reçoit leurs larmes amères, Pleurs étoilés de chimères. LUNATIQUE II Dans la brume errante et confuse Le vieil étang et son écluse Baignent, envahis de blancheur. Il pleut et sur la berge humide, Où rôde à midi le pêcheur, S’exhale une étrange fraîcheur De boue odorante et fétide. Dans la nuit à peine ébauchés, Un long rideau de roseaux semble Là-bas, au ras de l’eau qui tremble, Un bataillon d’hommes couchés, Et sur tous ces torses penchés, Comme une femme, entre les nues La lune émerge, épaules nues. LUNAIRE À Madame Judith Gautier III Les neiges du clair de lune Tombent, argentant la dune Et la lande en fleurs d’Arvor, Et parmi les digitales, Les bras nus et cerclés d’or, Hécate bondit encor Au bruit rythmé des crotales. Rayonnante et les yeux fous, Elle effleure la bruyère En renversant en arrière Le poids de ses cheveux roux, Et le parfum âpre et doux De sa tunique entr’ouverte Emplit la grève déserte. LUNATIQUE À un lunatique IV Sur la vieille ville assoupie, Comme un chat pêcheur accroupie Au bord du détroit, clair miroir, La lune au balcon des nuages Se penche, emplissant le ciel noir, Les quais, le port et le musoir Des rêves et de bleus mirages. Au bord des toits d’un gris changeant, Aux pignons des maisons ventrues, Elle accroche, à l’angle des rues, Les nudités, dans l’air nageant, Et dans un bain de vif-argent Égrène au loin des pirouettes De lutins et de girouettes. LUNAIRE À Madame Judith Gautier V Les flûtes du clair de lune Emplissent la forêt brune De leurs accords infinis, Et, dans l’herbe lumineuse, Au fond des bois rajeunis, Avril, ce faiseur de nids, Écoute, au pied de l’yeuse. Les yeux fixés au ciel pur, Il accorde aussi sa flûte, Et sa chanson monte et lutte Avec le limpide azur ; Et, sous le taillis obscur, Les cloches des primevères Tintent de leurs voix de verres. LUNATIQUE VI Dans l’herbe folle et l’ortie, La paupière appesantie, Rôde un chat maigre au poil roux. Le mur dans l’ombre blafarde, Où s’entrechoquent des houx, Se crevasse et par les trous La lune errante regarde. Le chat maigre en s’étirant De sa voix traînante et rauque Miaule, et dans son œil glauque S’allume un feu transparent, Mirage, où, spectre enivrant, On voit danser toute nue Hécate, au ciel inconnue. LUNAIRE À Madame Judith Gautier VII Les spectres du clair de lune Par essaims, dans la nuit brune, Galopent au son du cor. La macabre cavalcade, Dans l’ombre emportant Lénor*Lenore, personnage de la ballade célèbre composée par G. A. Bürger (fin du XVIIIème siècle). Croyant retrouver celui qu’elle vient tout juste d’épouser et qui est parti aussitôt à la guerre, elle chevauche avec le fantôme du disparu qui l’entraîne irrésistiblement. Qui râle, au ciel hurle encor Dans les pleurs de la ballade. À l’horizon nébuleux On entend rugir la ronde, Et les chiens de dame Habonde*Abondance, personnification divine de la prospérité chez les Romains. Au moyen-âge, l’appellation « Dame Habonde » se trouve dans le Roman de la Rose. J.Lorrain la confond avec Hécate., Hécate*Divinité lunaire souvent associée, dans le folklore traditionnel, à des pratiques de sorcellerie. aux temps fabuleux, Et Falkembourg aux poils bleus Mène encor parmi l’avoine La chasse errante du moine. LUNATIQUE À Edmond de Goncourt VIII La demeure humide et noire Est close, un reflet de moire Baigne le perron désert ; Et du sommet des grands hêtres Des paons tout blancs, essaim clair, Calmes s’abattant dans l’air, Tombent au bord des fenêtres… Dans leur suaire argenté On dirait un troupeau d’âmes, Âmes d’implorantes femmes Autour d’un logis hanté, Et le vieux parc enchanté Est plein de frissons de soie Et de satin qu’on déploie. LUNAIRE À Madame Judith Gautier IX Les refrains du clair de lune De Burgos à Pampelune Dansent au ciel espagnol ; Et de Séville à Grenade, S’éveillant au ras du sol, Monte, implorant rossignol, L’implorante sérénade. Au fond des vieux Alhambras, Sous les vagues sycomores, L’ombre errante des rois Mores Rêve aux brunes sénoras Et dans un ciel d’opéras La lune jaune, en mantille, Dore les monts de Castille. LUNATIQUE X La lune est couleur de cuivre, Le cerf, qu’on entend poursuivre Au fond des cieux agrandis, Brame, et dans l’enclos sinistre Des lépreux jadis maudits, Sur les tombeaux refroidis, Ronfle un bruit rageur de sistre. Dans un grand vase d’Hébron, L’œil rêveur et satanique, Une femme sans tunique Fait bouillir l’eau du Cédron, Et dans l’ombre du chaudron Monte en reflets d’améthyste Le sang de saint Jean Baptiste. LUNAIRE À Madame Judith Gautier XI Les rêves du clair de lune, Frimas blancs dans la nuit brune, Neigent au bord de la mer. Sous la falaise, qu’assiège Un sinistre vent d’hiver, L’écume éparse dans l’air Se mêle aux flocons de neige. Au pied des rocs descellés Des plaintes et des cris vagues Montent dans l’ombre et les vagues, Au sanglot des vents mêlés, Et blêmes, échevelés, Des fronts implorants de femmes Tournoient au loin sur les lames. LUNATIQUE XII La lune au fond des quinconces Erre, illuminant les ronces Du parc, illustre endormi, Et le bassin des Rocailles, Où rôde un reflet ami, Songe, dans l’ombre à demi Plongé, de l’ancien Versailles. Fille et sœur des dieux augustes, La lune, en domino blanc, Glisse et d’un baiser tremblant Effleure en passant les bustes Et, sur un rythme très lent, Au loin sur les gazons jaunes Tourne une ronde de faunes. LUNAIRE À Madame Judith Gautier XIII Les cygnes du clair de lune Vont glissant dans la nuit brune Sur le ciel, étang d’argent. Sur le flot givré des nues Les cygnes vont surnageant Et leur plumage changeant Miroite aux cimes connues. Sur la chaîne à l’horizon Des sommets de Thessalie Leur duvet, neige pâlie, Tombe et blanchit le gazon Et, dans l’ombre au bleu frisson, Le pâtre*Attis, jeune berger qui avait été exposé enfant au bord d’un fleuve. Il devient un amant de sa grand-mère la déesse Cybèle, qui se déplace sur un char tiré par des lions. errant de la Grèce Voit fuir un char de déesse. |
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