Jadis, dans un temps très ancien,
Le grand roi Salomon régnait sur tous les êtres ;
Si nous en croyons nos ancêtres,
C'était un roi magicien.
Il comprenait tous les langages
Dont se servent les animaux,
Aussi bien les cris, les ramages
Et les sifflements que les mots.
Or, un jour qu'assisté de chaque créature,
Il tenait, en bon justicier,
Aux bords d'un fleuve nourricier,
Les assises de la Nature,
L'Homme prit la parole et dit :
" — Seigneur, délivrez-moi du Serpent ! Ce bandit
M'attend, caché sous les broussailles,
Et, sans craindre les représailles,
Se repaît de mon sang
Innocent.
— Homme, fit Salomon, il ne m'est pas possible
De soulager ton mal auquel je suis sensible ;
Le Serpent fut mon précepteur ;
Pour prix de la science acquise,
Je lui donnai le droit de manger à sa guise
Ce dont il serait amateur.
— Soit ! reprit l'Homme ; eh ! bien, qu'il se gorge sans trêve !
Mais pour ma part, si je ne rêve,
J'ai le droit de ne pas être dévoré, moi.
— Cela te plaît à dire. En es-tu sûr ? Pourquoi ?
— Eh ! j'en atteste la lumière,
Parce que j'ai l'insigne honneur
D'être en ce monde la première
Des créatures, monseigneur ! "
L'Assemblée à ces mots protesta tout entière.
" — Et moi ! fit d'une voix altière
L'Aigle descendu sur un roc.
" — Cocorico ! " chanta le Coq.
Le Singe, en se grattant, admirait sa grimace
Dans l'eau qui lui servait de glace ;
La Buse était hors d'elle, et le Coucou raillait.
L'Âne se roulait, se roulait,
Criant : " — Hihan ! que l'homme est laid ! "
L'Éléphant, pataugeant à pas lourds dans la boue,
Levait sa trompe vers les cieux ;
L'Ours prenait des airs gracieux,
Près du Paon qui faisait la roue ;
Et de loin le Lion majestueusement
Exhalait son dédain dans un long bâillement.
Salomon, conjurant d'un geste la tempête,
Dit : " — Taisez-vous ! l'Homme a raison.
N'est-ce pas lui l'unique bête
Qui s'enivre en toute saison ?
Mais pour accueillir sa requête,
Je dois pouvoir, en prince honnête,
Offrir au Serpent un régal
Préférable, ou du moins égal,
À la proie
Qu'avec joie
Il broie.
Donc, voici ma décision :
L'animal le plus minuscule,
Le Cousin, cherchera dans quel être circule
Le sang le plus exquis de la création.
Cet être, quand ce serait l'Homme,
T'appartiendra, Serpent ! Et vous tous, je vous somme
D'être sans faute de retour
Ici, dans un an, jour pour jour,
Afin que le Cousin nous dise
Le résultat de l'expertise. "
L'an passa. Le Cousin, dégustateur subtil,
Revenait à petits coup d'aile ;
Quand il rencontra l'Hirondelle.
" — Bonjour, Hirondelle, dit-il.
— Bonjour, ami Cousin, dit-elle ;
As-tu rempli ta mission ?
— Oui, ma chère, avec passion,
En véritable gastronome !
— Eh ! bien, quel est donc sous les cieux
Le sang le plus délicieux ?
— Ma chère, c'est celui de l'homme.
— Celui de qui ? je n'entends pas ;
Ami Cousin, parle moins bas ! "
En bête assez peu circonspecte,
Car, s'il est piquant, il est sot,
Le Cousin ouvrit, pour parler plus haut,
Une large bouche. Aussitôt,
Fondant sur lui, prompte et directe,
L'Hirondelle, au milieu d'un mot,
Arracha la langue au méchant insecte.
Le Cousin, malgré tout, poursuivit son chemin.
Il arriva le lendemain
À l'Assemblée universelle,
Où Salomon siégeait déjà.
Mais quand le roi l'interrogea,
Pas moyen de prouver son zèle !
Le roi lui dit : " — Fais ton rapport !
— Biz ! biz ! biz ! " fit le pauvre hère.
Le roi lui dit : " — Parle plus fort,
Et que ta parole soit claire ! "
" Biz ! biz ! biz ! " tenta l'autre encor.
" —Eh ! qu'as-tu donc, petit butor ? "
Cria le monarque en colère.
L'Hirondelle intervint d'un ton doux et fluet :
" — Seigneur, ce n'est point de sa faute ;
Hier nous volions côte-à-côte,
Quand soudain il devint muet.
Mais par bonheur, là-bas, vers les sources sacrées,
Avant d'être en ce triste état,
Il m'avait dit le résultat
De ses piqûres comparées.
Puis-je déposer en son nom ?
— Certainement, puisqu'il bredouille !
Répondit le roi Salomon ;
Quel est le meilleur sang d'après ton compagnon ?
— Seigneur, le sang de la Grenouille."
Tout le monde fut étonné.
Le Cousin, comme un forcené,
Se démenait, le cœur plein d'ire.
Mais rien ! il ne pouvait rien dire.
" — Je tiens, dit Salomon, tout ce que je promets.
Ami Serpent, renonce à l'Homme désormais !
Cette nourriture est mauvaise ;
La Grenouille est un meilleur mets,
Mange la Grenouille à ton aise !"
Le Serpent dut subir son déplorable sort.
Je vous laisse à penser la bile
Que se fit le vilain reptile.
Lorsque, moqueuse et riant fort,
Près de lui passa l'Hirondelle,
Pouf ! il lâcha son grand ressort
Et se précipita sur elle.
Mais l'oiseau, l'ayant deviné,
Vite s'était mis hors d'atteinte
Par un coup d'aile bien donné,
Et déjà, sans effort ni crainte,
Planait dans le vaste ciel bleu,
Tout là-haut, à plus d'une lieue.
— Le Serpent n'attrapa que le bout de sa queue,
Au milieu.
Voilà pourquoi dame Hirondelle
A la queue en fourche aujourd'hui ;
Loin d'y trouver le moindre ennui,
Elle en est plus vive et plus belle.
L'Homme, sachant ce qu'il lui doit,
Pour elle est plein de gratitude :
Elle a son nid sous notre toit ;
Le bonheur l'y suit, d'habitude.
Ses jolis cris, doux et stridents,
Réveillent partout le printemps.
Est-ce un oiseau-fée, un bon ange ?
Tandis que le rusé Serpent
Ne sait point sortir de sa fange
Et se traîne, rampant, rampant,
Libre et légère, l'Hirondelle
Vole, vole dans l'or du jour,
Car elle est l'Amitié fidèle,
La petite sœur de l'Amour.