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I Tous étaient attentifs, maîtres et serviteurs. Après avoir recueilli un instant ses souvenirs, le moine soupira ; et, ayant rapproché son escabeau du feu, il parla en ces termes : Vous me demandez maintenant pourquoi j’ai revêtu la robe monacale. Votre question, si naturelle en apparence, est pour moi une cause de trouble et de douleur. Aucun sentiment d’admiration ou d’humilité ne m’a poussé à un pareil sacrifice ; le couvent n’a jamais eu de charmes à mes yeux, et si j’y suis entré, c’est en expiation des torts de ma jeunesse. Depuis bientôt quarante ans que j’ai pris cette détermination, mon existence est devenue un martyre ; je souffre de me voir habitué à une vie égoïste et solitaire, qui n’était pas faite pour moi. Dès mon adolescence, une aventure terrible a chassé bien loin mes paisibles ambitions. Ce qui est plus triste, c’est que je vis tout entier sous l’impression d’une mortelle incertitude. Je ne sais si mes souffrances pourront faire, auprès de Dieu, oublier la faute, que dis-je ? le crime que j’ai commis. Pareil à l’Hébreu de la légende, je hâte sans cesse mes pas dans le chemin de l’expiation. Aucune voix secrète ne vient me dire que le pardon m’est assuré. Ayant eu le malheur d’être orphelin dès ma plus tendre enfance, je fus recueilli par un oncle qui tenait une petite hôtellerie sur la route d’Andujar à Cordoue. Mon oncle n’était pas riche, mais il me fit élever comme son propre fils. Sa femme était morte presque en même temps que ma mère, ne lui laissant qu’un seul enfant, – Juana, une délicieuse bambine de quatre ou cinq ans. On me mit à l’école du village. J’y fis la connaissance du fils de notre alcade, Don Alonso d’Estevan. C’était un joyeux drôle et sans contredit le plus mauvais garnement de toute la contrée. Nous allions ensemble, tous les matins, insulter les muletiers sur la grand-route, ou bien agacer les chevaux qu’on mettait au vert dans les pâturages des environs. Le dimanche, nous jetions des pierres dans les vitraux de la vieille église, pendant que le curé disait la messe. Ce passe-temps était une habile invention d’Alonso. Il prétendait que le bruit du verre volant en éclats attirait à la fenêtre du presbytère la sœur du curé, laquelle était charmante et promettait assez de mal tourner. Mon enfance s’écoula ainsi, joyeuse et folle. À seize ans, je m’aperçus qu’il existait d’autres plaisirs sur la terre. Au risque de damner mon âme, je fis une cour en règle à la sœur du curé. Elle me repoussa sans balancer. Le jour d’après, Alonso me dit qu’il me trouvait la mine passablement piteuse. Il fallut lui avouer mon échec : il m’en consola tant bien que mal. Ceci ne me déplut pas trop chez le fils d’un grand d’Espagne. Quand il eut atteint sa dix-septième année, mon compagnon partit pour Henarez afin d’y passer son examen de bachelier. Son père eut soin de lui garnir copieusement l’escarcelle. Grâce à cette précaution peut-être, Alonso échoua avec héroïsme. Il s’en consola immédiatement par un voyage à Madrid. Il eut dans la ville capitale un grand nombre d’aventures, et se battit successivement avec deux Rojas et un Montréal pour leur disputer la conquête d’une petite comédienne. Il nous revint ensuite passablement fat, mais aussi souple qu’une mule cordouane. Cependant ma cousine Juana grandissait, et je la trouvais de plus en plus belle. Je me dis bientôt qu’il était inutile de courir après une autre femme, puisque j’avais sous les yeux l’Andalouse la plus charmante qui eût vu le jour entre Cadix et Baylen. À peu près quand elle eut quinze ans, j’en devins amoureux fou. Mon intention était de l’épouser ; je pensais que mon oncle, qui jusque-là m’avait témoigné une grande affection, ne s’y refuserait pas ; et je me voyais déjà compter des doublons au curé afin d’obtenir les dispenses nécessaires. Il ne me fut pas donné, hélas ! de voir mon rêve se réaliser. Juana était une adorable jeune fille. Elle avait la taille la plus fine que l’on puisse s’imaginer et les pieds les plus petits du monde. Sa figure était gracieuse, sa bouche mignonne ; ses grands yeux noirs brillaient d’un éclat incomparable. De plus, elle avait la peau très blanche et deux longues nattes d’ébène qui reluisaient comme les écailles d’un serpent. J’éprouvais en la voyant un inexprimable bonheur. Lorsqu’au repas du soir j’étais assis à côté d’elle, je n’aurais pas cédé ma place et mon titre de cousin pour toutes les richesses d’un galion. Nous étions grands amis ; elle riait volontiers avec moi ; mais elle devenait d’une distraction intraitable quand je tentais de lui parler de mon amour. Elle semblait alors ne pas me comprendre, et j’en concluais qu’elle était peu disposée à se marier. Quant à mon oncle, il se conduisait à mon égard d’une façon très bienveillante. Je l’aidais dans ses occupations, afin de lui montrer que j’étais reconnaissant de tout ce qu’il avait fait pour moi. Il me donnait clairement à entendre qu’il ne tenait qu’à moi de mériter la main de sa fille. Cette perspective enflammant mon courage, je me sentais comme un cœur de lion. Je travaillais avec ardeur pour être plus digne de Juana. J’avais aussi pour elle toutes les prévenances et tous les petits soins possibles. De temps en temps, Alonso venait me rendre visite. Il m’informait des malédictions que son père lui jetait à la figure ; après quoi nous allions chanter, à grand renfort de mandoline, des malaguenas véhémentes sous le mirador de sa maîtresse, la belle Inésille de las Bringas. Je me trouvais donc aussi heureux qu’on pût souhaiter de l’être. L’avenir s’annonçait souriant. Une seule chose m’inquiétait un peu, la froideur de Juana. Toutefois, je me disais, en manière de consolation, que notre parenté entrait pour beaucoup dans son indifférence, et qu’habituée à me voir tous les jours, la pauvre enfant ne pouvait agir autrement. Parfois, je pensais aussi que l’extrême réserve qu’elle me montrait à la moindre parole d’amour disparaîtrait avec le temps pour faire place à un large et sincère aveu. Lorsque ces bonnes pensées me venaient à l’esprit, ma situation auprès de Juana me paraissait des plus favorables. Je finissais par poser comme un principe inébranlable, au fond de tous mes projets, que le curé du village bénirait, un jour ou l’autre, mon union avec Juana. Vers ce temps-là, il circula des propos belliqueux par toute l’Andalousie. Les gens de Cordoue disaient que leur garnison venait d’être appelée à Madrid ; et les muletiers, qui ne cessaient d’affluer dans notre auberge, affirmaient qu’on ne tarderait pas à se mesurer avec nos voisins les Français. Tous les gueux, tous les mendiants de grande route, disparaissaient comme par miracle ; on les soupçonnait fort de s’enrôler sous les enseignes espagnoles. Mon oncle me parlait quelquefois de ces rumeurs guerrières ; et toujours il abordait son sujet gravement, en bon hidalgo de medio pelo qu’il était. « Cela se complique, Miguel, me disait-il. Toujours cette malheureuse question du Milanais ! » Un matin, Alonso, le fils de l’alcade, entra dans ma chambre en me criant joyeusement que Carlos, notre roi, était en guerre avec monseigneur François de France. Il était gai comme un coursier de Calatrava qui vient de renverser son maître ; et je crus même m’apercevoir qu’il s’était grisé en passant par la salle basse de notre cabaret. – « Habille-toi, fainéant ! hurlait-il à tue-tête, habille-toi ! Je viens te faire une proposition superbe ; j’entre dans les arquebusiers royaux et j’ai pensé à toi. Le marquis Ollo, qui nous commande, se charge aussi de ton avancement. » Je remerciai Alonso de sa démarche, lui donnant à entendre que j’étais nécessaire à mon oncle et à ma cousine encore plus qu’au service du roi. Il ne voulut en convenir qu’à demi, m’embrassa assez affectueusement, remonta sur sa jument, et partit en me disant qu’il s’embarquerait le lendemain à Almeria. Il fut nommé cornette aux premières affaires et périt à Pavie. L’après-midi de ce même jour, mon oncle, qui venait d’Andujar, où il avait renouvelé ses provisions, me raconta que la veille, entre Jaén et Menjibar, on avait vu galoper, toute la journée, des reîtres bardés de fer. À peine achevait-il de parler que retentirent trois coups de clairon aigus et prolongés. Cela paraissait venir du côté de la route. Je m’avançai curieusement jusqu’à la porte de notre maison, et j’aperçus trois grands diables de lansquenets, insolents comme des muletiers d’Avila et plus maigres que les chapons de la dîme. Mon malheur date de ce moment. II Ces gens-là se dandinaient en marchant, la pertuisane au poing et le sourire aux lèvres, comme si le chemin eût été à eux. Pendant quelques instants, ils défilèrent tout seuls, avec leurs clairons en bandoulière ; mais une formidable batterie de tambours, cadencée comme le galop d’un cheval de Castille, n’ayant pas tardé à tonner derrière eux, nous vîmes s’avancer quelques nouveaux soudards, beaucoup mieux portants que les premiers. C’étaient ceux qui causaient tout le tintamarre. En quelques minutes, tout le village était sur pied. J’aperçus Juana souriant de plaisir à la vue des uniformes, pendant que des gens couraient au tournant de la route. On entendait de là un bruit farouche et confus comme le déferlement des vagues de la mer ; c’était une compagnie tout entière de gens de guerre qui arrivait. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, elle était parvenue jusqu’en face de l’hôtellerie de mon oncle. Là, sur un commandement guttural glapi en allemand par leur capitaine, les soldats s’arrêtèrent et se tinrent immobiles comme des capucins de carte. Tous les détails de cette journée néfaste sont encore présents à ma mémoire, et j’éprouve comme un ironique plaisir à me les rappeler. Ah ! ce fut vraiment un spectacle inouï que l’on vit alors ! Précédé de José l’alguazil et de son greffier Juan, notre vieil alcade, don Pablo d’Estevan, vêtu de la simarre des grands jours, s’avança tout essoufflé vers le capitaine. Il le harangua longuement en castillan, lui assurant que, vu la rareté du fait, le passage de ses lansquenets dans le village serait vu d’un très bon œ il par la population. Le vieil officier répondit en langage tudesque. Tout en désignant du doigt notre hôtellerie, il exhibait à l’alcade un parchemin revêtu du grand scel de la capitainerie. Don Pablo d’Estevan, l’ayant rapidement examiné, tendit le grimoire à mon oncle, et lui signifia qu’il avait, de par le roi, à fournir la troupe de vivres pour la soirée et le lendemain. Après quoi il retourna majestueusement chez lui, toujours escorté de l’alguazil et du greffier. Ici, il y eut un nouveau commandement. Les soldats placèrent leurs armes en faisceaux et dressèrent leurs tentes sur la place. D’aucuns avaient des escopettes ; mais tous portaient invariablement le large baudrier passé par-dessus l’épaule et la grande rapière qui leur battait les talons. Leurs vêtements étaient tout couverts de poussière. Ils ne paraissaient pas trop fatigués, encore qu’ils eussent fourni une longue traite, car nous apprîmes plus tard qu’ils avaient quitté Séville, l’avant-veille, et qu’ils s’en allaient vers Murcie. Cependant, aidés de Pedro, le garçon de l’auberge, mon oncle et moi commencions à aligner les provisions de bouche devant eux. Nous apportâmes successivement du fromage de la Manche, des quartiers de chevreau rôti, des perdreaux de Castille-Nouvelle pour les officiers et deux ou trois jambons de Ciudad-Réal. Quelques lansquenets, conduits par un fourrier plus ventru qu’un chanoine, nous aidèrent à rouler, en se bousculant comme des enfants, une barrique de vin d’Huescar à laquelle nous joignîmes quantité de flacons d’Alicante à l’intention du capitaine. Au même instant, la cohue se précipita sur les victuailles ; chacun prit ce qui se trouvait à portée de sa main. Nous vîmes courir de droite et de gauche les sergents, aisément reconnaissables à leurs arabesques d’argent bruni cousues au long des manches du pourpoint. Ils ne parvinrent qu’à grand peine à rétablir l’ordre, et la distribution régulière commença. En un clin d’œil, tout fut raflé. Ces grands gaillards jouaient des dents mieux que des chats de dévote, et s’inquiétaient des regards que nos villageois jetaient sur eux non plus que des aiguillettes de leurs chausses. Ils souriaient aux femmes, car Juana, Maria, Casilda, Inésille et Luisetta, – c’est-à-dire toutes les belles filles du pays, – assistaient curieusement à cette agape. Il y eut même un gros soudard, paré d’une moustache effroyable, qui se leva pour embrasser la petite Inésille entre deux rasades. La fillette devint rouge comme une fraise en mai ; et l’Allemand, content de lui, acheva de vider son hanap non sans laisser échapper de fréquentes marques de satisfaction. La nuit venue, ils allumèrent des torches de résine, et, munis de cartes graisseuses, ils jouèrent sur leurs tambours un jeu d’enfer. Le lendemain, je m’éveillai fort tard. Je me mis à la fenêtre, et je jetai machinalement un regard distrait du côté des tentes. Je n’aperçus d’abord aucun lansquenet ; mais, un instant après, je vis sortir le lieutenant par la petite porte du jardin de notre curé. Cette particularité frappa mon esprit, me remettant en mémoire la réputation de légèreté dont jouissait, dans le pays, la sœur de ce digne ecclésiastique. L’officier chantonnait en marchant une vieille romance aragonaise. Quand il arriva devant notre auberge, il porta la main à son bicoquet de velours où se tordait follement une plume blanche, et salua mon oncle et ma cousine avec un air de parfaite gentilhommerie. Nous reconnûmes tous à ce signe infaillible qu’il était né au-delà des monts. Tout en s’éloignant, il tourmentait sa moustache avec un petit air vainqueur à l’adresse de Juana. La lenteur de sa démarche me permit de l’examiner à fond. C’était un homme d’à peu près vingt-cinq ans, dont le visage accusait le double caractère de la finesse et de la bravoure. Son accoutrement était dans un état pitoyable. Il portait un manteau de velours jadis nacarat, rapiécé en plusieurs endroits, et un haut-de-chausses tailladé, en satin défraîchi et rattaché par des cordelettes d’or à un étroit pourpoint de buffle. Il avait une splendide émeraude à la main droite et deux trous béants au coude gauche. Le capitaine vint à sa rencontre. Tous deux disparurent derrière les tentes sans même échanger un seul mot. Je descendis alors dans la rue. De tous côtés, des soldats apparaissaient, joyeux comme les pages d’une belle infante. Il en sortait un peu de toutes les maisons. Cette foule bariolée riait aux éclats, jurait, bavardait, ricanait, filant vers les tentes à la queue leu-leu. On voyait bien qu’ils avaient passé une nuit charmante. Sur les neuf heures du matin, ils prirent leur repas ; puis, se mêlant joyeusement aux gens du village, ils organisèrent un fandango soigné. Un peu plus tard, le cabaret fut envahi. Nous apprîmes que nos soudards allaient partir le matin même ; aussi mirent-ils le temps à profit. Nous défonçâmes plusieurs futailles, tant leur soif paraissait inextinguible. Mon oncle, Pedro, Juana et moi, nous ne savions où donner de la tête : cent gosiers altérés nous réclamaient de tous côtés. Comme la salle ne pouvait contenir tout ce monde, nous priâmes les muletiers attablés de sortir. Ces derniers ayant refusé, le capitaine, une sorte de géant à barbe rousse, les enleva l’un après l’autre comme une plume et les mit dehors, sans parler, de l’air le plus détaché du monde. L’un des muletiers, le beau Carlos Hierro, mauvais garçon originaire de Mojacar, essaya de rentrer avec une jactance trop évidente. Mais l’Allemand, quittant de nouveau la table, prit l’intrus par le col, l’éleva jusqu’à hauteur de son visage et lui passa, en manière d’avertissement, la lame de son espadon sous le nez. L’Andalous, comprenant toute la valeur de cette éloquence muette, détala comme un cerf poursuivi par les chiens quand sonne l’hallali. Lorsque leur ivresse fut devenue complète, presque tous ces soldats s’endormirent lourdement. Quelques-uns roulaient par terre ; d’autres ronflaient debout en se tenant fraternellement embrassés ;la plupart mettaient les coudes sur la table. Il y avait là des figures comme je n’en avais jamais vues de ma vie. Pas mal de ces fauves profils n’eussent pas déparé les bancs des galères royales ; et, trop souvent, à côté de la tête vraiment martiale du guerrier blanchi sous le harnois, on rencontrait la mine cynique du coupe-jarret habile en l’art de la pince et du croc. En fin de compte, nous trouvâmes que ces visages de Germains manquaient généralement d’honnêteté. Tout à coup, le capitaine, qui avait ronflé jusque-là avec une sonorité digne des tuyaux d’orgue de la cathédrale de Tolède en leur bon temps, se réveilla brusquement, tapa du poing sur la table et, lâchant un juron des plus énergiques, sortit précipitamment. Un peu après, les clairons commencèrent à sonner, les soldats s’éveillèrent en sursaut, s’étirèrent en maugréant, vidèrent la salle non sans soupirer. Rudement secoués par leurs lampessadesLampessade ou Anspessade : « De l’italien lancia spezzata, lance brisée. – Soldats d’élite, au nombre de douze par compagnie de trois cents hommes d’infanterie, et appartenant tous à la noblesse. On écourtait leur lance quand ils prenaient du service dans les corps d’infanterie, ce qui explique étymologiquement le nom qu’on leur donnait. » P. Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXème siècle. , tout galonnés de rouge, ils se rangèrent en bataille sur la place en même temps qu’une masse gigantesque se profilait à l’horizon. C’était le père d’Alonso qui arrivait pour la harangue du départ. Comme la veille, notre alcade fut héroïque et rentra chez lui avec non moins de majesté. Le départ s’effectua en assez bon ordre. On replaça, tant bien que mal, le gros fourrier sur la mule qui l’avait amené et l’on ploya les tentes. Quand ils comprirent que la minute solennelle allait sonner, ces marauds-là se mirent à envoyer des baisers à toutes les femmes. À la fin, ils s’ébranlèrent ; pendant quelque temps, le soleil joua capricieusement sur les escopettes, les pertuisanes, les poires à poudre et les épées en marche. La bande disparut bientôt dans un nuage de poussière. Notre village était enfin débarrassé de cette engeance. Toutefois, je retins le cri de joie que ce départ inespéré m’allait arracher, en apercevant, à mon retour dans le cabaret, deux maudits lansquenets qui s’y étaient attardés. Tous deux dormaient profondément. Le premier était rose et blond, la peau veloutée comme celle d’une jeune fille ; on eût dit un enfant. L’autre était un vieux spadassin, dont le teint s’était bistré à la fumée de plus d’un combat. Une cicatrice, pleine d’on ne savait quelle insolente majesté, traversait sa figure et venait se perdre dans une épaisse barbe blanche. Il était grand et tellement vigoureux que ses muscles ressemblaient à des cordes. Ce beau type de soldat paraissait avoir de cinquante à cinquante-cinq ans. Pedro, sur ces entrefaites, vint à moi en marchant sur la pointe du pied. Il me fit clairement comprendre qu’au moment du réveil, nous allions jouir de toute la confusion de ces deux traînards. Je ne pus admettre cela, et je commençai par secouer le vieux. Il se frotta les yeux avec nonchalance, puis, s’avançant jusqu’à la porte, jeta un regard inquisiteur vers l’endroit qu’avaient occupé les tentes. Quand il vit que ses camarades étaient partis, il maudit son sommeil. Le désespoir le plus complet s’empara de lui. Ses paroles s’émaillaient de jurons germaniques, parmi lesquels Der Teufel !Le Diable revint avec une préférence marquée. J’eus pitié du vieux brave, lui répétant que la troupe ne pouvait être encore bien loin. Il me répondit en mauvais castillan. – « Je m’appelle Conrad, me dit-il ; je suis le plus ancien de notre compagnie, et je ne veux pas passer pour un déserteur. » Cette franchise me toucha. Je lui donnai ses armes. Il sauta dessus en me remerciant, et se mit à courir joyeusement sur le chemin. L’autre soldat n’avait pas été aperçu de maître Conrad. Nous nous approchâmes de lui ; il était encore endormi. Comme mon oncle arrivait, on l’informa de ce qui se passait. Il ne parut pas trop surpris de l’aventure, et nous recommanda fort de respecter le sommeil du jeune étranger. Vers midi, ce dernier s’éveilla. Lorsqu’on l’eut mis au courant de sa mésaventure, il se montra tout joyeux, nous avouant ne servir qu’à regret le roi des Espagnes. Il nous dit aussi qu’il se nommait Tybalt et était venu au monde en un lieu appelé Glaris. – « Je suis Suisse, ajouta-t-il ; tous mes vœux sont pour le succès des armes de Monseigneur François. La misère seule m’avait poussé à m’enrôler ; mais puisque s’offre l’occasion de quitter mes compagnons d’aventure, je n’hésite pas un seul instant à en profiter. Je me fixerai dans ce pays, et j’y travaillerai pour vivre. » – Mon oncle, qui détestait la guerre et ses horreurs, l’affermit dans sa résolution. On servit ensuite le dîner ; Tybalt y fit honneur et nous dit en riant que la liberté l’avait mis en appétit. Après le repas, le pauvre diable nous raconta toutes ses peines. Mon oncle s’intéressait tellement à son récit, qu’il lui proposa de le garder chez lui en qualité de garçon d’hôtellerie. Juana prit alors la parole : – « Vous paraissez leste et vigoureux, señor Tybalt, dit-elle avec son plus gracieux sourire, et la besogne n’est pas des plus pénibles. D’ailleurs, mon cousin Miguel vous mettra bientôt au courant de tout ce qui concerne votre nouvel état. Les habitants du village sont nos amis ; aucun d’eux ne s’avisera de jaser sur votre présence parmi nous. » Dès lors, la chose était convenue. Mon oncle décida en même temps que Tybalt échangerait son uniforme de soudard contre un de mes justaucorps. Notre hôte, après avoir revêtu ses nouveaux habits, fut pris d’un tel accès de contentement qu’il se mit à pleurer de bonheur. Il embrassait mon oncle, lui jurant du ton le plus touchant une éternelle reconnaissance. Avec l’assentiment du nouveau compagnon que le sort me donnait, je renfermai la casaque de guerre dans une vieille armoire, et nous cachâmes ensuite la longue pertuisane et l’épée de Tybalt sous mon lit. Personne n’entrant dans la chambre que moi, la cachette pouvait dons être considérée comme sûre. Vraiment, il eût fallu être sorcier pour deviner que nous avions donné asile à un lansquenet de très haut et très puissant prince el rey Carlos. III Tybalt devint bientôt pour moi le meilleur des amis. Son image effaça peu à peu de ma mémoire le souvenir d’Alonso. Nous avions l’un pour l’autre une grande affection, et nous faisions à nous deux la plus charmante paire de camarades de la contrée. Nous assistions à toutes les courses de taureaux ; on nous voyait à toutes les fêtes. L’ancien lansquenet, sous une apparence délicate, était doué, en réalité, d’une force et d’une adresse prodigieuses. Nul ne s’entendait mieux que lui à lancer la navaja et à manier les lourds barils de dix arrobes. Aussi mon oncle le voyait-il d’un très bon œil dans la maison, d’autant plus qu’à la suite d’une petite algarade, Pedro nous avait quittés et s’en était allé retrouver son vieux père à Tarifa. Quelques mois se passèrent ainsi. L’hôtellerie de mon oncle prospérait ; et l’honnête hidalgo commençait à posséder des ducats en nombre raisonnable. J’étais toujours amoureux de Juana ; j’avais maintenant vingt ans et ma jolie cousine en avait seize ; mais avec elle je n’étais guère plus avancé qu’auparavant. Toutefois, le jour même de la fête du pays, je résolus de frapper un coup décisif. Tout en revêtant un superbe pourpoint en futaine bleue de France, que j’avais acheté à un marchand de Cordoue, je pensais à la déclaration passionnée qu’il convenait d’adresser à Juana. J’avais à peine fini de m’habiller et de me remémorer les derniers mots de ma harangue, que j’entendis un joyeux duo d’éclats de rire dans l’escalier. La jolie voix de Juana m’appelait ; puis l’ami Tybalt survenait bientôt, au moment où j’allais descendre, et m’embrassait quatre ou cinq fois de suite. Le soldat du roi et ma cousine paraissaient être d’une merveilleuse gaîté. J’allais leur demander l’explication de cette folle joie, lorsque Juana, devinant ma pensée, me raconta, babillant comme une fauvette et des étincelles dans les yeux, qu’ils étaient fiancés et qu’on devait les marier après la cueillette des grenades. Certes, je dus changer de couleur pendant le récit de la petite. À la fin, la stupéfaction me cloua sur place. Je demeurai quelques instants sans respirer. Je fis un pas en avant, et je tombai à la renverse, presque mort. Tybalt vint me relever, me coucher sur mon lit. Quand, enfin, je revins à moi, le lansquenet me disait, avec une naïveté qui me parut être de la scélératesse : « Tu as trop serré ton pourpoint ce matin, mon cher Miguel, ou quitté le lit trop vite. » Les fiancés sortirent de la maison, heureux comme des princes. Moi, je pleurais comme un enfant. Mon oncle tâcha de me consoler. – « Elle est folle de Tybalt, disait le pauvre homme. Hier, il m’a fallu quand même les fiancer. J’ai eu beau lui parler de toi, lui dire combien tu l’aimais, Juana a été à tout indifférente. Maintenant, sois un homme ; ne te désole pas. Je me charge de te trouver dans le pays une jolie fille ; tu l’épouseras, et je t’installerai moi-même une hôtellerie à Andujar, à Jaén, à Murcie, où tu voudras ! » Mes larmes se séchèrent, mais j’avais l’âme toute meurtrie. Cependant la cueillette des grenades approchait et la petite était toute à son bonheur. Elle ne parlait plus que des préparatifs de la noce, de robes blanches, de colliers de perles, de joyaux et de mules en satin. Tybalt la contemplait amoureusement pendant qu’elle babillait. Moi, j’étais fier comme Artaban. Je ne paraissais pas trop triste ; et je trouvais que les conseils de mon oncle n’étaient pas mauvais. Il est vrai que je ne les suivis pas à la lettre, puisque, pour oublier la belle, je devins en peu de temps un fieffé vaurien. Je courtisais des duègnes de cinquante ans, je passais des journées entières au cabaret, et je finis par devenir, grâce au soleil de mes écus, l’amant en titre de la sœur du curé. Mes escapades ne se bornaient pas là. Le jour, on me rencontrait dans les rues en compagnie de force donzelles ; la nuit, j’avais une cour de ribauds, de truands et de coupe-jarrets qui me suivaient partout. Les drôles chantaient, pour me divertir, des malaguenas libertines, des sérénades à tous crins capables de faire rougir un franc-archer de la milice de Burgos. Ils bramaient de préférence : Les muletiers sont en campagne ; et souvent même, ils poussaient l’impudence jusqu’à glapir en chœur : La robe verte d’Inésille… On parla de moi au corrégidor comme d’un gaillard mûr pour les galères. Mon oncle en fut informé ; il se transporta auprès de ce magistrat, et réussit à lui faire fermer les yeux sur mes fredaines, l’assurant que ma folle conduite était le résultat d’une passion contrariée. Malgré mes turpitudes et mes débauches, l’amour me torturait encore parfois le cœur, et je mettais une certaine coquetterie à croire que Juana finirait par devenir irrévocablement ma femme, en dépit de Tybalt et des fiançailles. Quelquefois je jetais sur ma cousine des regards inquiétants… Un soir, au moment de me mettre à table, et comme elle venait d’embrasser Tybalt, je fondis en larmes et allai brusquement me coucher. Ah ! quelle nuit ! quelle terrible nuit ! J’en voulais surtout au lansquenet. Jusque-là, il ne s’était pas aperçu de mes dispositions hostiles à son égard ; il me croyait toujours son ami. « Mais, disais-je en sanglotant sous mes couvertures, il faudra bien qu’il te connaisse et qu’il sache que Miguel ne pardonne pas à ceux qui lui volent son bien!» Comme le tigre échappé des jungles, j’étais en appétit de cruauté… Tout à coup, j’entendis un grand bruit de pas et de voix et des cliquetis d’armes. Minuit, depuis longtemps, avait sonné. Après m’être vêtu précipitamment, j’ouvris l’unique fenêtre de ma chambre. Une grande masse noirâtre s’avançait à l’extrémité de la place. Je ne pouvais encore distinguer leurs figures, mais, – admirable effet de la haine! – je devinais déjà, dans cette longue troupe d’hommes, des gens qui me seraient d’un puissant secours. Comme j’avançais curieusement la tête, je fus salué par une joyeuse fanfare. C’était la compagnie de lansquenets qui avait campé, sept mois auparavant dans notre village et qui retournait maintenant à Séville, la guerre étant finie. L’arrivée de ces hommes fut pour moi comme un immense soulagement, chose qui contrastait singulièrement avec l’impression que m’avait laissée leur premier séjour. Avant de connaître Tybalt, je détestais ces gens-là ; et, maintenant, je les adorais en silence. Je me disais que c’était peut-être le châtiment de mon compagnon qui arrivait après s’être trop fait attendre. Mon bien-être était tel que le son de leurs clairons me plongeait dans un monde de jouissances indéfinissables. Je me représentais ces hommes comme des sauveurs. Je les regardais défiler avec une attention profonde ; mes yeux devaient ressembler à ceux d’une mère contemplant ses enfants. Ils campèrent en face de ma fenêtre. Je me couchai de nouveau, avec cette infernale idée dans l’esprit que j’allais enfin tirer vengeance de Juana et de son amoureux. De toutes les voluptés humaines, je ne crois pas qu’il en existe une de comparable au plaisir que j’éprouvais par avance à me venger d’un ennemi. Je me plongeai bientôt dans le sommeil du juste ; et lorsque je m’éveillai, le lendemain, j’avais tout à fait la mine d’un homme heureux. Mon oncle, Tybalt et Juana étaient réunis dans la salle basse du cabaret. La présence de ses anciens compagnons d’armes avait mis le déserteur en émoi. Quand je parus, il venait de se décider à se cacher dans ma chambre. Je lui jetai, en passant, un regard chargé de haine. Il eut l’air de ne pas me comprendre, et disparut, tout triste, dans l’escalier. Je sortis de chez nous. La place du village se trouvait à peu près déserte. Il était grand matin, aussi presque tous les soldats dormaient-ils encore. Le père Juan, le greffier de l’alcade, ouvrait flegmatiquement les portes de la maison de son maître. Lorsqu’il eut fini, il s’approcha des tentes, et se mit à causer avec le fourrier de la compagnie, lequel se morfondait depuis une heure dans une promenade solitaire. Ils parlèrent d’abord de la chape volée à l’archevêque de Tolède et de la prochaine procession du chapitre de Murcie ; puis, le greffier amena adroitement la conversation sur la dernière guerre. Ce fut alors de la part du spadassin une véritable avalanche de paroles. Il raconta, avec un accent qui torturait horriblement l’idiome hispanique, la campagne du Milanais dans ses moindres détails. Chacune de ses phrases était soulignée par les exclamations laudatives du vieux Juan. Après avoir suffisamment narré ses exploits, il prit une petite attitude mystérieuse qui parut éveiller au plus haut point la curiosité du greffier. Ses petits yeux gris pétillèrent de malice ; sa face, ardemment colorée et toute piquée de bubelettes, ressemblait presque au museau d’une fouine. Il finit brusquement par demander à notre interlocuteur si l’on n’avait pas aperçu, dans les environs, un jeune lansquenet demeuré en arrière lors du dernier passage des soldats dans notre bourg. À cette question, qui fut toute une révélation pour moi, je demeurai comme abasourdi. L’air balsamique du matin, en me frôlant le visage, semblait me chanter le cantique de la vengeance. Un flot d’irrésistibles amorces montait en bourdonnant jusqu’à mes tempes. Il faisait un temps splendide. Chose monstrueuse, l’insolente beauté de la nature me suggérait de perfides conseils. La vie de Tybalt était entre mes mains. Une seule parole suffisait pour détruire son rêve et l’arracher violemment aux tendresses de Juana. C’était là une noire trahison, mais elle me semblait légitime. Je me disais qu’aucune puissance humaine ne pouvait m’enlever la femme que j’aimais. Insensé que j’étais ! la haine m’aveuglait, et je feignais de ne pas me rappeler que Juana n’avait jamais voulu de mes hommages. Cependant, j’eus la force de me contenir. Les deux promeneurs ne s’aperçurent de rien. Juan répondit négativement à toutes les questions perfides du fourrier des lansquenets. Le greffier de l’alcade ignorait, d’ailleurs, que Tybalt eût trouvé un refuge chez mon oncle. Poussé par un vague sentiment de pardon, je m’éloignai d’eux pour me mêler à un groupe de soldats. Je reconnus quelques-unes des têtes qui m’avaient le plus frappé. Le vieux Conrad était maintenant sergent avec une cicatrice de plus. Le capitaine, remarquable par sa haute taille, s’offrit bientôt à mes regards. Ses traits me parurent plus durs qu’à l’ordinaire. Il y avait, dans sa physionomie, quelque chose de bestial qui me déplut singulièrement. Le lieutenant français avait été tué à la première affaire. Quant aux lurons qui composaient le reste de la bande, ils ne paraissaient pas trop avoir souffert. Les clairons étaient seulement plus maigres et plus secs. À la vérité, les uniformes étaient un peu plus délabrés, les pourpoints de buffle plus zébrés de coups d’estoc. Presque toutes les plumes des bicoquets avaient été abattues par la mousquetade. Les capes pendaient languissamment sur le dos de leurs propriétaires, toutes déchiquetées par de longs et honorables services. En un mot, les sbires avaient le visage un peu plus hâlé ; mais ils paraissaient plus que jamais solides. Après ce rapide examen, je devins plus calme. L’idée du pardon me pénétra profondément, et j’en oubliai presque Tybalt et mon fol amour pour ma belle cousine. Mais ces bonnes dispositions ne durèrent pas longtemps. La vue du fourrier me rappela bientôt à la réalité. Tout ce qu’il y avait de mauvais en moi gronda de nouveau. Cependant, cédant à je ne sais quelle contradiction, j’entrai dans notre hôtellerie, et, franchissant légèrement l’escalier, j’arrivai devant la porte de ma chambre, ouverte à ce moment-là. Oh ! le douloureux spectacle ! Assis au chevet de mon lit, Tybalt et Juana se regardaient silencieusement. Tous deux étaient perdus dans une contemplation céleste ; ils n’avaient nullement entendu le bruit de mes pas. Malgré les sentiments tumultueux qui s’agitaient en moi, j’eus le courage de me repaître longuement du bonheur de ces deux êtres. Juana était radieuse à voir ; jamais elle n’avait rayonné d’autant de beauté. Elle appuyait amoureusement sa charmante tête sur l’épaule de mon rival. Parfois, elle entourait de ses mains le cou du soldat, et l’embrassait avec une inexprimable expression d’amour. Mon sang bouillonnait alors dans mes veines ; des frémissements voluptueux parcouraient mon être. J’étais tenté de presser sur mon cœur la printanière créature ; mais, toujours terrassé par une force secrète, je chancelais et m’appuyais à la muraille pour ne pas tomber. Le moment vint où je ne pus supporter davantage le spectacle de cette irritante et superbe vision, et je pus redescendre dans la rue sans que ma présence eût été remarquée des amoureux. Mais, cette fois, j’étais vaincu… dans un rayon de soleil, qui lui faisait une auréole, je crus revoir la tête enchanteresse de Juana. En deux bonds, j’étais auprès du fourrier des reîtres. « Seigneur lansquenet, lui dis-je, je sais où se cache Tybalt. » – Intrigué, le soudard me regarda attentivement. Même, je crus surprendre, dans son fauve coup d’œil, une expression d’incrédulité. – « Entrez dans l’hôtellerie, repris-je hardiment en lui montrant la porte décorée d’un rameau de pin, fouillez les chambres de la maison, vous y trouverez le déserteur. Quant à ses armes, elles sont cachées sous un lit. » – Le visage du spadassin s’éclaira d’un sourire. Une seconde après, suivi de quelques soldats, il s’élançait dans la direction de notre cabaret. Il était environ sept heures du matin, et le village regorgeait maintenant d’une foule avide de curiosité. IV Tout le monde se porta du côté de l’auberge. Cinq robustes soudards entraînaient Tybalt vers les tentes, tandis que le fourrier portait triomphalement derrière lui sa rapière et sa pertuisane. De la porte, on entendait Juana qui sanglotait dans la salle-basse. Le novioLe fiancé était plus pâle qu’un linceul ; il pleurait et bégayait confusément. En apparaissant dans la rue, il fut salué par les rires et les exclamations sauvages des soldats. On le mena enfin devant le capitaine. Celui-ci parla, pendant quelques instants, avec une implacable sévérité. Je ne comprenais rien à ce réquisitoire tudesque, mais j’en ai retenue deux mots qui sortaient très souvent de la bouche de l’officier, chaque fois accompagnés d’un regard sinistre à l’adresse du malheureux Tybalt. Ces mots, c’étaient herzogDuc et vaterlandPatrie ... Bientôt, sur un simple geste du capitaine, vingt hommes armés d’escopettes entourèrent le fiancé de Juana, le forçant à marcher au milieu d’eux. Le cortège disparut au tournant de la route. Quelques minutes après, le bruit de plusieurs coups de feu déchirait l’air, et l’alcade, troublé dans son sommeil, sortait gravement de sa maison pour aller aux informations. Cette journée fut terrible pour moi. Épouvanté de ce que j’avais fait, j’errai toute la matinée en proie au plus profond remords. J’avais sans cesse devant les yeux l’image de Tybalt ; je le voyais se débattre au milieu des soldats, et je l’entendais demander grâce d’une voix étouffée par les sanglots. Toujours, la sinistre détonation retentissait à mes oreilles… À midi, pâle, tremblant, comme fou, je pénétrai dans la maison qui avait servi d’asile au malheureux lansquenet. Mon oncle, ému jusqu’aux larmes, vint à ma rencontre. – « Ils l’ont fusillé, Miguel, me dit-il avec tristesse. Ils l’auront sans doute aperçu à la fenêtre et reconnu malgré son déguisement. Le pauvre enfant ! » Ces quelques paroles ne contribuèrent pas peu à m’abattre. Pendant plusieurs instants, je demeurai dans un état voisin de la mort. Je ne revins à moi qu’après mille efforts de mon oncle. Il m’apprit alors que Juana avait quitté la maison au moment même de l’exécution de Tybalt, et qu’elle n’avait pas reparu depuis. Au seul nom de Juana, je bondis tout aussitôt, devinant un autre malheur. Je pris mon oncle par la main, et nous traversâmes rapidement le village pour courir droit à un petit bois d’oliviers qu’on voit à gauche de la route de Cordoue. Nous aperçûmes de loin un cadavre qui se balançait à une branche. Fou de douleur, je laissai mon compagnon pour m’élancer vers ce sinistre endroit. C’était Juana, hélas ! La pauvrette, pour mourir, avait revêtu la robe blanche qu’elle devait mettre le jour de son mariage avec Tybalt. Malgré la contraction de ses traits, elle était toujours belle. C’était bien la charmante créature qui avait tant de fois souri à mon rival. Je coupai la corde en tremblant, et je pris la morte dans mes bras. La vue de sa fille inanimée, mon oncle était tombé sans connaissance au pied d’un arbre… la campagne était toujours radieuse à voir ; au-dessus de ma tête, les loriots et les roitelets sautillaient en poussant de petits cris joyeux. Quelques rayons de soleil folâtraient dans les cheveux de la pauvre enfant. Je ne sais quel vertige me prit alors, quelle tentation criminelle parvint à me vaincre. Un instant, j’oubliai mon crime, et je déposai sur les lèvres crispées de la morte un baiser brûlant de passion. Quelque temps après, je quittai mon pays. Je me réfugiai en France. Un jour que le remords me violentait trop, j’ai pris le froc. Vous le voyez tous, messieurs, je suis un misérable. Quoique l’on m’appelle partout le vénérable Frère Michel de la Croix, j’ai besoin de prières plus qu’un autre. |
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