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RUTEBEUF, De l'Estat du Monde
1252 (?)


Por ce que li mondes se change
Plus sovent que denier a Change,
Rimer vueil du monde divers.
Toz fu estez, or est yvers ;
Bon fu, or est d'autre maniere,
Quar nule gent n'est més maniere
De l'autrui porfit porchacier,
Se son preu n'i cuide chacier.
Chascuns devient oisel de proie :
Nul ne vit més se il ne proie.
Por ce dirai l'estat du monde,
Qui de toz biens se vuide et monde.
Relegieus premierement
Deussent vivre saintement,
Ce croi, selonc m'entencion.
Si a double religion :
Li un sont moine blanc et noir
Qui maint biau lieu et maint manoir
Ont et mainte richece assise,
Qui toz sont sers a Covoitise.
Toz jors vuelent sanz doner prendre,
Toz jors achatent sanz riens vendre.
Il tolent, l'en ne lot tolt rien.
Il sont fondé sus fort mesrien :
Bien pueent lor richece acroistre.
L'en ne preesche més en cloistre
De Jesucrist ne de sa Mere
Ne de saint Pol ne de saint Père ;
Cil qui plus set de l'art du siecle,
C'est le meillor selonc lot riegle.
Après si sont li Mendiant
Qui par la vile vont criant :
« Donez, por Dieu, du pain ans Frères ! »
Plus en i a de vint manieres.
Ci a dure fraternité
Quar, par la sainte Trinité,
Li uns covenz voudroit de l'autre
Qu'il fust en un chapiau de fautre
El plus pereilleus de la mer :
Ainsi s'entraiment li aver.
Convoitex sont, si com moi samble ;
Fors lerres est qu'a larron emble,
Et cil lobent les lobeors
Et desrobent les robeors
Et servent lobeors de lobes,
Ostent aus robeors lor robes.
Aprés ce que je vous devise
M'estuet parler de sainte Yglise,
Que je voi que plusor chanoine,
Qui vivent du Dieu patremoine,
Il n'en doivent, selonc le Livre,
Prendre que le soufissant vivre,
Et le remanant humblement
Deüssent il communement
A la povre gent departir ;
Més il verront le cuer partir
Au povre, de male aventure,
De grant fain et de grant froidure :
Quant chascuns a chape forree
Et de deniers la grant borsee,
Les plains coffres, la plaine huche,
Ne li chaut qui por Dieu le huche
Ne qui riens por Dieu li demande,
Quar Avarisce li commande,
Cui il est sers, a metre ensamble,
Et si fet il, si com moi samble.
Més ne me chaut, se Diex me voie !
En la fin vient a male voie
Tels avoirs et devient noianz ;
Et droiz est, quar, ses iex voianz,
Il est riches du Dieu avoir
Et Diex n'en puet aumosne avoir ;
Et se il vait la messe oïr,
Ce n'est pas por Dieu conjoïr,
Ainz est por des deniers avoir,
Quar, tant vous faz je a savoir,
S'il n'en cuidoit riens raporter,
Ja n'i querroit les piez porter.
Encor i a clers d'autre guise,
Que, quant il ont la loi aprise,
Si vuelent estre pledeeur
Et de lor langues vendeeur,
Et penssent baras et cauteles
Dont il bestornent les quereles
Et metent ce devant derriere.
Ce qui ert avant va arriere,
Quar, quant dan Deniers vient en place,
Droiture faut, droiture esface.
Briefment, tuit clerc, fors escoler,
Vuelent Avarisce acoler.
Or m'estuet parler des genz laies,
Qui resont plaié d'autres plaies.
Provost et bailli et maieur
Sont communement li pieur,
Si com Covoitise le vost ;
Quar je regart que li provost,
Qui acenssent les provostez,
Que il plument toz les costez
A cels qui sont en lor justise,
Et se deffendent en tel guise :
« Nous les acenssons chierement,
Si nous convient communement,
Font il, partout tolir et prendre
Sanz droit ne sanz reson attendre ;
Trop avrions mauvés marchié
Se perdons en nostre marchié. »
Encor i a une autre gent :
Cil qui ne donent nul argent,
Comme li bailli qui sont garde ;
Sachiez que au jor d'ui lor tarde
Que la lor garde en lor baillie
Soit a lot tens bien esploitie
Que au tens a lor devancier.
N'i gardent voie ne sentier
Par ou onques passast droiture ;
De cele voie n'ont il cure,
Ainçois penssent a porchacier
L'esploit au seignor et traitier
Le lor profit de l'autre part :
Ainsi droiture se depart.
Or i a gent d'autres manieres
Qui de vendre sont coustumieres
De choses plus de cinq cens paires
Qui sont au monde necessaires.
Je vous di bien veraiement,
Il font maint mauvais serement
Et si jurent que lor denrees
Sont et bones et esmerees
Tel foiz que c'est mençonge pure ;
Si vendent a terme, et usure
Vient tantost et termoierie
Qui sont de privee mesnie ;
Lors est li termes achatez
Et plus cher venduz chatez.
Encor i sont ces genz menues
Qui besoingnent parmi ces rues
Et chascuns fet divers mestier,
Si comme est au monde mestier,
Qui d'autres plaies sont plaié.
Il vuelent estre bien paié
Et petit de besoingne fere ;
Ainz lor torneroit a contrere
S'il passoient lor droit de deus lingnes.
Neïs ces païsanz des vingnes
Vuelent avoir bon paiement
Por peu fere, se Diex m'ament.
Or m'en vieng par chevalerie
Qui au jor d'ui est esbahie :
Je n'i voi Rollant n'Olivier,
Tuit sont noié en un vivier
Et bien puet veoir et entandre
Qu'il n'i a més nul Alixandre.
Lor mestiers defaut et decline ;
Li plusor vivent de rapine.
Chevalerie a passé gales :
Je ne la voi es chans n'es sales.
Menesterez sont esperdu,
Chascuns a son Donet perdu.
Je n'i voi ne prince ne roi
Qui de prendre face desroi,
Ne nul prelat de sainte Yglise
Qui ne soit compains Covoitise
Ou au mains dame Symonie,
Qui les doneors ne het mie.
Noblement est venuz a cort
Cil qui done, au tens qui ja cort ;
Et cil qui ne peut riens doner
Si voist aus oisiaus sermoner,
Quar Charitez est pieça morte !
Je n'i voi més nul qui la porte,
Se n'est aucuns par aventure
Qui retret a bone nature ;
Quar trop est li mondes changiez,
Qui de toz biens est estrangiez.
Vous poez bien apercevoir
Se je vous conte de ce voir.


Traduction :

Par ce que le monde change
plus souvent qu’un denier au Change,
je veux rimer sur ce monde changeant.
L’été est passé, maintenant c’est l’hiver ;
le monde était bon, maintenant c’est différent,
car personne ne sait plus
travailler au bien d’autrui,
s’il ne pense pas y trouver son profit.
Chacun se fait oiseau de proie :
nul ne vit plus que de proies.
C’est pourquoi je vais dire l’état où est ce monde,
qui de tout bien s’évide et s’émonde ;
tout d’abord, les religieux
devraient vivre saintement :
c’est mon avis.
Or, ils sont de deux sortes :
les uns sont des moines blancs ou noirs,
qui possèdent maintes et belles résidences
et maintes richesses solides.
Ils sont tous esclaves de Cupidité.
Sans cesse ils veulent prendre sans jamais donner,
sans cesse ils achètent sans jamais rien vendre.
Ils prennent, et on ne leur prend rien.
Le plancher sous eux est solide :
ils peuvent accroître leurs richesses.
On ne prêche plus dans les cloîtres
sur Jésus-Christ ni sur sa mère,
ni sur saint Paul, ni sur saint Pierre.
Celui qui se débrouille le mieux dans le monde,
c’est lui le meilleur au regard de la règle.
Ensuite il y a les mendiants
qui par les villes vont criant :
« Pour l’amour de Dieu, donnez du pain aux Frères ! »
Il y en a plus de vingt espèces.
Voilà une fraternité bien cruelle,
car par la sainte Trinité,
chaque couvent voudrait que l’autre
voguât dans un chapeau de feutre
au plus périlleux de la mer :
c’est ainsi que s’entr’aiment les avares.
Ils sont cupides, me semble-t-il :
voleur habile que celui qui prend au voleur,
et eux trompent les trompeurs,
dérobent les dérobeurs,
servent des tromperies aux trompeurs
et ôtent leurs robes aux dérobeurs.
Après ces propos,
il me faut parler de la sainte Église,
car je vois de nombreux chanoines
vivre du patrimoine de Dieu :
ils ne doivent en prendre, selon l’Écriture,
que ce qui leur est nécessaire pour vivre,
et tout le reste, humblement,
ils devraient le répartir
et le distribuer aux pauvres.
Mais ils verront le pauvre
crever de misère,
de faim, de froid :
dès lors que chacun a une cape fourrée,
des deniers pleins sa bourse,
ses coffres pleins, pleine sa huche,
peu lui chaut qu’il l’appelle pour l’amour de Dieu
ou pour l’amour de Dieu lui demande quelque chose,
car Avarice, dont il est esclave,
lui ordonne d’accumuler,
et c’est ce qu’il fait, à mon avis.
Mais – que Dieu me guide ! – peu m’importe :
à la fin cette richesse tourne mal
et se réduit à rien.
C’est justice, car, comme il peut le voir,
il est riche de l’avoir de Dieu
sans que Dieu puisse en tirer une aumône ;
et s’il va entendre la messe,
ce n’est pas pour plaire à Dieu,
mais pour récolter de l’argent,
car, apprenez-le de moi,
s’il pensait n’en rien rapporter,
il n’y mettrait jamais les pieds.
Il y a aussi des clercs d’une autre sorte :
quand ils ont appris le droit,
ils veulent être plaideurs,
vendre leur langue,
ils ne rêvent que ruses et cautèle
pour emmêler les querelles
et mettre le devant derrière.
Voilà derrière ce qui était devant,
car, quand maître Denier entre en scène,
justice s’efface et disparaît.
En un mot, tous les clercs, étudiants exceptés,
veulent embrasser Avarice.
Il me faut à présent parler des laïcs,
qui sont de leur côté affligés d’autres plaies.
Prévôts, baillis et maires
sont généralement les pires :
Convoitise l’a voulu ainsi.
Car je vois que les prévôts
qui prennent à bail les prévôtés
plument de tous côtés
ceux qui sont placés sous leur juridiction,
et se défendent de cette façon :
« La prise à bail nous coûte très cher,
il nous faut donc, de toutes les façons,
disent-ils, prendre partout,
sans égard pour le droit et sans raison.
Nous aurions fait une bien mauvaise affaire
si nous ne nous y retrouvions pas. »
Il y en a aussi d’une autre sorte :
ceux qui n’ont rien à débourser,
comme les baillis qui sont nommés dans leur charge.
Sachez-le, aujourd’hui ils sont pressés
de voir, dans leur baillage, leur charge
aussi rentable sous leur mandat
que du temps de leurs devanciers.
Ils ne suivent aucun chemin
par où pût jamais passer la justice.
Ils n’ont cure de tels chemins,
mais ils pensent à assurer
des revenus au seigneur
tout en faisant leur profit personnel.
C’est ainsi que la justice s’enfuit.
Voici maintenant des gens d’une espèce différente,
dont la coutume est de vendre
mille sortes de choses
nécessaires à la vie.
Je vous le dis en vérité,
ils font souvent de faux serments :
ils jurent que leurs marchandises
sont de bonne qualité et sans aucun mélange,
et c’est quelquefois pur mensonge.
Ils vendent à crédit, et l’usure
suit bien vite : elle et la vente à terme
sont de la même famille :
on fait payer le délai,
et les biens en sont vendus plus chers.
Il y a aussi de petites gens
qui travaillent par les rues,
exerçant des métiers divers,
comme on en a besoin dans la vie :
ils sont affligés d’autres plaies.
Ils veulent être bien payés
et travailler peu.
Mais cela irait mal pour eux
s’ils outrepassaient leur droit d’un pouce.
Même les paysans qui travaillent dans les vignes
veulent avoir un bon salaire,
Dieu me garde, en en faisant peu.
J’en viens à la chevalerie,
qui est aujourd’hui désorientée :
je n’y vois ni Roland ni Olivier,
ils ont tous été noyés dans un vivier.
Et l’on peut bien constater
qu’il n’est plus aujourd’hui d’Alexandre.
Leur métier disparaît, il est sur le déclin.
La plupart vivent de rapines.
Fini de rire, pour la chevalerie :
je ne la vois plus nulle part, ni dehors ni dedans.
Les ménestrels sont dans le désarroi,
ils ont tous perdu leur Donat.
Je ne vois ni prince ni roi
qui ait scrupule à empocher,
ni aucun prélat de la sainte Église,
qui ne soit l’ami de Convoitise
ou aux mains de Madame Simonie,
qui ne déteste pas ceux qui lui font des cadeaux.
Le voilà princièrement installé à la cour,
celui qui fait des cadeaux, par les temps qui courent.
Quant à celui qui ne peut pas en faire,
qu’il aille prêcher les oiseaux,
car voilà longtemps que Charité est morte !
Je ne vois plus personne la pratiquer,
sinon par hasard, l’un ou l’autre
qui le doit à son bon naturel.
C’est que le monde a bien changé :
le bien lui est devenu étranger.
Vous pouvez juger par vous-même
si sur ce point je vous dis la vérité.