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Maurice ROLLINAT, Les Treize rêves
Les Apparitions, 1896


L’un des treize viveurs que la tristesse ronge
Ayant dit : « Voyons donc, qui de nous, l’autre nuit,
        A fait le plus horrible songe ? »
Chacun parle à son tour et conte ce qui suit :

LE PREMIER

Je rêvais que j’étais pieds liés, bras au dos,
        Dans la camisole de force :
Une dame très pâle et coiffée en bandeaux,
        Les yeux fixes, la bouche torse,
        Me souriait avec langueur
Et m’entrait lentement un stylet dans le cœur.
    Je la regardais sans un cri, sans même
    Un mouvement ; mais autant qu’elle blême !
Et si je restais là, figé de telle sorte,
  C’est que je l’avais vu : « La dame était morte ! »

LE SECOND

    Par des tunnels bas, des corridors froids,
        Par de longs souterrains étroits,
        J’arrivais dans un carrefour.
        J’entendais qu’on chauffait le four
Quelque part, ici, là, mais je n’y voyais goutte.
Soudain, je reculais, et ma vue effarée
Brûlait au rouge ardent d’une gueule cintrée…
Puis, la voix de quelqu’un invisible ordonnait
        Qu’on me prît… et l’on m’enfournait
Dans le brasier claquant qui pourléchait sa voûte.

LE TROISIÈME

On me guillotinait : l’exécuteur narquois
        S’y reprenait à plusieurs fois.
        Ce n’était qu’au septième coup
        Que ma tête quittait mon cou.
Dans le baquet de son qui lui semblait un gouffre
        Elle roulait, elle roulait…
    Tandis que son tronc qui la revoulait
    Geignait en saignant : « Je souffre, je souffre. »

LE QUATRIÈME

J’entrais dans un palais dont les portes ouvertes
Se refermaient sur moi. Par des salles désertes
J’errais – la puanteur me faisait trébucher ;
L’horreur et le dégoût retenaient mon haleine…
Je le crois bien… Les murs, le plafond, le plancher
N’étaient qu’un grouillement de pourriture humaine !

LE CINQUIÈME

        Fléchissant sous l’énorme poids
          De je ne sais quelle bête,
    J’allais seul, la nuit, par une tempête.
        Les objets dans un noir de poix
        Avaient fini par se dissoudre.
Tout l’espace n’était qu’une rumeur de foudre ;
  Et nul éclair ! rien ! les ténèbres seulement
Précédaient et suivaient l’infini grondement.
        Pas de pluie ! aucunes rafales !
        Mais un grand cri, par intervalles,
Un grand gémissement, fou, d’un plaintif aigu,
    Tel que je n’en ai jamais entendu !…
    Comme un chant d’horreur extraordinaire
        Accompagné par le tonnerre…

LE SIXIÈME

    J’étais très malade – en danger de mort.
          Quand même, j’espérais encor,
Ma mère persistant à me crier : « Courage ! »
  Au pied du lit, debout, malgré son grand âge.
Je noyais longuement mes regards anxieux
        Dans le rassurant de ses yeux.
Enfin, elle venait s’asseoir à mon chevet :
Toujours plus nos regards échangeaient la caresse
    De la confiance et de la tendresse.
        Brusquement, elle se levait,
    M’enlaçait, pareille aux serpents des jungles,
        Et m’étouffait avec ses ongles.
Ma mère n’était plus qu’une sorcière folle…
– Qu’à jamais loin de moi ce cauchemar s’envole !…

LE SEPTIÈME

Tiens ! moi, j’avais aussi la démence méchante :
        En face d’un grand billot plat
    J’aiguisais vite une serpe tranchante
        Qui luisait d’un terrible éclat.
Soudain je dis : « Vas-y ! puisque si bien tu flambes ! »
Et, successivement, je me coupai les jambes,
Ensuite, la main gauche ; et, quand je m’éveillai,
Mes dents mordaient encore au moignon droit broyé !

LE HUITIÈME

J’étais dans le caveau d’un immense musée
    De cire, et ma vue était médusée
    Par des mannequins froids et solennels
    Qui représentaient de grands criminels.
    Je frissonnais bien, mais je tenais ferme.
Tout à coup, une voix longue criait : « On ferme ! »
Je me précipitais pour sortir, plus d’issue !…
        À la voûte, plus de clarté,
        Toute la cave était tissue
        D’une compacte obscurité.
        J’appelais avec violence,
    Rien ne répondait qu’un morne silence ;
    Et je sentais la solitude en haut,
  Dans la salle au-dessus de mon noir cachot.
        Alors, se rallumaient les lampes,
Et je voyais – l’effroi m’en glace encor les tempes ! –
    Tous ces mannequins s’animer hideux
Pendant que je claquais des dents au milieu d’eux.

LE NEUVIÈME

    En chair, en os, j’étais reptile infâme,
Crapaud pelotonné sur le sein d’une femme.
        Tout ramassé dans ma laideur,
        Immobilisé de lourdeur.
    Je ne pouvais bouger de cette place
        Où je mettais mon froid de glace.
J’étais si conscient de mon corps odieux
Que des larmes mouillaient le rouge de mes yeux,
  Et qu’en moi, par degrés, je sentais s’accroître
    Les battements du cœur, des flancs et du goitre.
    J’aurais tant voulu, pauvre bête affreuse,
        M’en aller de la malheureuse !…
Sa respiration courte, inégalement,
        Soulevait mon poids opprimant…
  À la fin, elle dit d’une voix chagrine :
  « Mais ! qu’est-ce que j’ai donc là, sur la poitrine ? »
Elle alluma – me vit – mourut dans la stupeur,
        Après un hurlement de peur.
        Et le réveil – horreur qui navre !
Me retrouvait crapaud pleurant sur un cadavre.

LE DIXIÈME

Je perdis l’équilibre au bord glissant d’un puits.
Exprimer ce que j’ai ressenti… Je ne puis.
        Ainsi qu’un fil qui se dévide
        Je descendais lent dans le vide ;
Sous ma chute le rond du gouffre ténébreux
        S’élargissait toujours plus creux ;
Et, comme si toujours d’une nouvelle cime
Je redégringolais dans un nouvel abîme,
        Dans l’indéfiniment profond
        Je tombais sans toucher le fond.

LE ONZIÈME

Un ennemi Protée, un fantôme changeant
Me poursuivait partout, marchant, volant, nageant !
Je voulais fuir le monstre, ou la bête, ou la morte…
Mes pas restaient figés dans de la colle forte.
Puis, j’étais dans un lit sans rideaux. Tout en face
        Pendait juste une immense glace,
Si bien qu’avant le coup j’ai pu voir l’éclair froid
Du couteau qu’une main tenait levé sur moi.

LE DOUZIÈME

Un moutonnement faible, un bombement très vague,
        Comme d’une herbe ou d’une vague,
Tout au fond de la chambre attirait mon regard :
        Et voici qu’en un jour blafard
Je voyais de dessous une ample couverture
        Sortir un énorme serpent
        Dont j’allais être la pâture.
        Moitié dressé, moitié rampant,
Lent, cauteleux, avec un silence farouche,
        Il arrivait jusqu’à ma couche.
Tout vibrant de fluide et la gueule en arrêt,
    Le magnétiseur me considérait.
Puis, les crochets dardés en flammettes furtives,
Il sifflait rauque ainsi que les locomotives,
    Et j’entendais bientôt craquer mes os
Sous le vissement lisse et froid de ses anneaux.

Et le TREIZIÈME, enfin, dit d’une voix d’homme ivre :
– Étant mort enterré, je me sentais revivre…
Et je ressuscitais !… Dans l’enclos gazonné
        D’où je sortais comme un damné,
Les défunts me criaient, les uns après les autres :
        « Non ! tu ne seras plus des nôtres !
« Pour qui s’est lassé d’être, en son ennui béant,
« Au moins le suicide avance le néant !
« Mais, toi, ta vie ayant l’intarissable source,
        « Tu n’auras pas cette ressource.
        « Tu dois exister désormais
            « Pour jamais ! pour jamais !
« Retourne au mal, au deuil, à l’argent, aux amours,
            « Pour toujours ! pour toujours !
        « Va-t-en lutter, souffrir, penser,
        « Sans plus repouvoir trépasser ! »
Il se tut. La parole eut un instant sa trêve.
Puis, les douze premiers unissant, à la fois
        Leurs frémissements et leurs voix,
S’écrièrent : « Voilà le plus horrible rêve ! »