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Charles CROS, Vingt sonnets
Le Coffret de Santal, 1873



Sonnet astronomique

Alors que finissait la journée estivale,
Nous marchions, toi pendue à mon bras, moi rêvant
À ces mondes lointains dont je parle souvent.
Aussi regardais-tu chaque étoile en rivale.

Au retour, à l'endroit où la côte dévale,
Tes genoux ont fléchi sous le charme énervant
De la soirée et des senteurs qu'avait le vent.
Vénus, dans l'ouest doré, se baignait triomphale.

Puis, las d'amour, levant les yeux languissamment,
Nous avons eu tous deux un long tressaillement
Sous la sérénité du rayon planétaire.

Sans doute, à cet instant deux amants, dans Vénus,
Arrêtés en des bois aux parfums inconnus,
Ont, entre deux baisers, regardé notre terre.




Sonnet madrigal

J'ai voulu des jardins pleins de roses fleuries,
J'ai rêvé de l'Eden aux vivantes féeries,
De lacs bleus, d'horizons aux tons de pierreries ;
Mais je ne veux plus rien ; il suffit que tu ries.

Car, roses et muguets, tes lèvres et tes dents
Plus que l'Eden, sont buts de désirs imprudents,
Et tes yeux sont des lacs de saphirs, et dedans
S'ouvrent des horizons sans fin, des cieux ardents.

Corps musqués sous la gaze où l'or lamé s'étale,
Nefs, haschisch... j'ai rêvé l'ivresse orientale,
Et mon rêve s'incarne en ta beauté fatale.

Car, plus encor qu'en mes plus fantastiques voeux,
J'ai trouvé de parfums dans l'or de tes cheveux,
D'ivresse à m'entourer de tes beaux bras nerveux.




Soir éternel

Dans le parc, les oiseaux se querellent entre eux.
Après la promenade en de sombres allées,
On rentre ; on mange ensemble, et tant de voix mêlées
N'empêchent pas les doux regards, furtifs, heureux.

Et la chambre drapée en tulle vaporeux
Rose de la lueur des veilleuses voilées,
Où ne sonnent jamais les heures désolées !...
Parfums persuadeurs qui montent du lit creux !...

Elle vient, et se livre à mes bras, toute fraîche
D'avoir senti passer l'air solennel du soir
Sur son corps opulent, sous les plis du peignoir.

À bas peignoir ! Le lit embaume. Ô fleur de pêche
Des épaules, des seins frissonnants et peureux !...
Dans le parc les oiseaux se font l'amour entre eux.




Sonnet

À Madame Fanny A.P.

Pour le surnaturel éclat des cheveux blonds,
Pour la neige du cou, l'aurore de la bouche,
Je rêve une peinture où, frêle, chaque touche
Soit un sourire, prix d'efforts fervents et longs.

Le fond, ciel de septembre où le soleil se couche,
Serait de saphirs bleus, de rubis vermillons.
Ma palette serait l'aile des papillons
Et mes pinceaux des brins de huppe d'oiseau mouche.

Je graverais d'abord avec un diamant,
En traits fins, le sourcil, l'oeil, la joue et l'oreille,
Conque rose écoutant mes vers malignement.

Puis la poussière d'or et de nacre, pareille
Aux éclairs de l'émail, au velours du pastel,
Teinterait ce portrait, pâle auprès du réel.




Conseil

Quand sur vos cheveux blonds, et fauves au soleil,
Vous mettez des rubans de velours noir, méchante,
Je pense au tigre dont le pelage est pareil :
Fond roux, rayé de noir, splendeur de l'épouvante.

Quand le rire fait luire, au calice vermeil
De vos lèvres, l'éclair de nacre inquiétante,
Quand s'émeut votre joue en feu, c'est un réveil
De tigre : miaulements, dents blanches, mort qui tente.

Et puis, regardez-vous. Même sans ce velours,
Quoique plus belle, enfin vous ressemblez toujours
À celui que parfois votre bouche dénigre.

D'ailleurs si vous tombiez sous sa griffe, une fois ?
On ne peut pas savoir qui l'on rencontre au bois :
Madame, il ne faut pas dire de mal du tigre.




Révolte

Absurde et ridicule à force d'être rose,
À force d'être blanche, à force de cheveux
Blonds, ondés, crêpelés, à force d'avoir bleus
Les yeux, saphirs trop vains de leur métempsycose.

Absurde, puisqu'on n'en peut pas parler en prose,
Ridicule, puisqu'on n'en a jamais vu deux,
Sauf, peut-être, dans des keepsakes nuageux...
Dépasser le réel ainsi, c'est de la pose.

C'en est même obsédant, puisque le vert des bois
Prend un ton d'émeraude impossible en peinture
S'il sert de fond à ces cheveux contre nature.

Et ces blancheurs de peau sont cause quelquefois
Qu'on perdrait tout respect des blancheurs que le rite
Classique admet : les lys, la neige. Ça m'irrite !




Sonnet

À Madame de M.

Ignorante ou plutôt dédaigneuse des maux
Et des perversités, vous sachant hors d'atteinte,
Vous traversez la vie en aimant sans contrainte,
Donnant de votre charme aux faits les plus normaux.

J'ai comme un souvenir vague, en de vieux émaux
D'un portrait lumineux de reine ou bien de sainte
À la grâce élancée, où je vous trouvais peinte
Mieux que je ne ferais en alignant des mots.

Comme la sainte, vous avez le don de plaire
Sans recherche fiévreuse ; aussi votre âme claire
Aux ouragans mondains ne se troublera pas.

Et vous avez encor, comme dans cette image,
Le fin et long aspect des reines moyen âge
Dont un peuple naïf et doux baisait les pas.




Sonnet

À Madame S.C.

Bien que Parisienne en tous points, vous avez
Conservé dans votre âme un parfum bucolique,
Legs immatériel des poëmes rêvés
Par votre mère ; ainsi votre forme s'explique.

En effet, votre voix a des sons dérivés
Du parler berrichon lent et mélancolique,
Et tous vos mouvements, que j'ai bien observés,
Me font penser à Ruth, la glaneuse biblique.

De vous s'échappe un vague arome de foins mûrs.
Comme ceux des lézards qui dorment sur les murs,
Vos yeux pleins de soleil sont prêts à toute alerte,

Et, par bonté pour ceux que ces yeux ont touchés,
Sous des aspects mondains et roués, vous cachez
Que vous n'aimez au fond que la campagne verte.




Sonnet

À Madame S. de F.

À travers la forêt des spontanéités,
Écartant les taillis, courant par les clairières,
Et cherchant dans l'émoi des soifs aventurières
L'oubli des paradis pour un instant quittés,

Inquiète, cheveux flottants, yeux agités,
Vous allez et cueillez des plantes singulières,
Pour parfumer l'air fade et pour cacher les pierres
De la prison terrestre où nous sommes jetés.

Et puis, quand vous avez groupé les fleurs coupées,
Vous vous ressouvenez de l'idéal lointain,
Et leur éclat, devant ce souvenir, s'éteint.

Alors l'ennui vous prend. Vos mains inoccupées
Brisent les pâles fleurs et les jettent au vent.
Et vous recommencez ainsi, le jour suivant.




Scène d'atelier

À Edouard Manet

Sachant qu'Elle est futile, et pour surprendre à l'aise
Ses poses, vous parliez des théâtres, des soirs
Joyeux, de vous, marin, stoppant près des comptoirs,
De la mer bleue et lourde attaquant la falaise.

Autour du cou, papier d'un bouquet, cette fraise,
Ce velours entourant les souples nonchaloirs,
Ces boucles sur le front, hiéroglyphes noirs,
Ces yeux dont vos récits calmaient l'ardeur mauvaise,

Ces traits, cet abandon opulent et ces tons
(Vous étiez, je crois, au club des Mirlitons)
Ont passé sur la toile en quelques coups de brosse.

Et la Parisienne, à regret, du sofa
Se soulevant, dit : "C'est charmant !" puis étouffa
Ce soupir : "Il ne m'a pas faite assez féroce !"




Sonnet

À Mademoiselle Nelsy de S.

Je crois que Mantegna vous a faite en peinture
Droite dans le gazon rare et les arbres fins,
Au bord d'une mer bleue, où, civils, des dauphins
Escortent des vaisseaux à la basse mâture.

Vous menez, garrottés d'une rouge ceinture,
Des amours ; sans souci de leurs pleurs vrais ou feints
Vous rêvez des projets dont nul ne sait les fins,
Laissant vos cheveux d'or flotter à l'aventure.

Ou, prêtresse venue avec les chefs normands,
C'était vous qui rendiez dociles et dormants,
Par vos chansons, les flots insoumis de la Seine.

Échappée à d'anciens tableaux, d'anciens romans,
Ainsi, votre beauté m'étonne sur la scène
Du monde de nos jours, pauvre en enchantements.




Don Juan

À Antoine Cros

Au bord d'un étang bleu dont l'eau se ride
Sous le vent discret d'une nuit d'été,
Parmi les jasmins, foulant l'herbe humide
Avez-vous jamais, rêveur, écouté

La voix de la vierge émue et timide
Qui furtive, un soir, pour vous a quitté
Le foyer ami ― depuis froid et vide ―
Où, les parents morts, plus rien n'est resté ?

Parfum de poison, volupté cruelle
D'avoir arraché du sol ce lys frêle
Et d'avoir hâté l'œuvre des tombeaux...

Ô destruction, de quels âpres charmes
Es-tu donc parée ? Et, voilés de larmes,
Pourquoi les yeux clairs en sont-ils plus beaux ?




Sonnet

J'ai bâti dans ma fantaisie
Un théâtre aux décors divers :
― Magiques palais, grands bois verts ―
Pour y jouer ma poésie.

Un peu trop au hasard choisie,
La jeune première à l'envers
Récite quelquefois mes vers.
Faute de mieux je m'extasie.

Et je déclame avec tant d'art
Qu'on me croirait pris à son fard,
Au fard que je lui mets moi-même.

Non. Sous le faux air virginal
Je vois l'être inepte et vénal,
Mais c'est le rôle seul que j'aime.




Morale

Pour le tombeau de Théophile Gautier

Orner le monde avec son corps, avec son âme,
Être aussi beau qu'on peut dans nos sombres milieux,
Dire haut ce qu'on rêve et qu'on aime le mieux,
C'est le devoir, pour tout homme et pour toute femme.

Les gens déshérités du ciel, qui n'ont ni flamme
Sous le front, ni rayons attirants dans les yeux,
S'effarant de tes bonds, lion insoucieux,
T'en voulaient. Mais le vent moqueur a pris leur blâme.

La splendeur de ta vie et tes vers scintillants
Te défendent, ainsi que les treize volants
Gardent rose, dans leurs froufrous, ta Moribonde.

Elle et toi, jeunes, beaux, pour ceux qui t'auront lu
Vous vivrez. C'est le prix de quiconque a voulu
Avec son corps, avec son âme orner le monde.




Avenir

Les coquelicots noirs et les bleuets fanés
Dans le foin capiteux qui réjouit l'étable,
La lettre jaunie où mon aïeul respectable
À mon aïeule fit des serments surannés,

La tabatière où mon grand-oncle a mis le nez,
Le trictrac incrusté sur la petite table
Me ravissent. Ainsi dans un temps supputable
Mes vers vous raviront, vous qui n'êtes pas nés.

Or, je suis très vivant. Le vent qui vient m'envoie
Une odeur d'aubépine en fleur et de lilas,
Le bruit de mes baisers couvre le bruit des glas.

Ô lecteurs à venir, qui vivez dans la joie
Des seize ans, des lilas et des premiers baisers,
Vos amours font jouir mes os décomposés.




Memento

À Michel Eudes

Les êtres trépignants, amoureux de l'utile,
Passent le temps fuyard à des combinaisons
D'actions au porteur, de canaux, de maisons
De commerce, où leur sens s'éteint ou se mutile.

D'autres ont ici-bas un but aussi futile,
Fabriquant des tableaux, des vers, des oraisons,
Cela, pour que leur nom, durant quelques saisons,
Près des noms des chevaux vainqueurs au turf, rutile.

Vous avez pris la vie autrement. Vous pensez
Que l'agitation incessante, illusoire,
N'est pas œuvre de dieu, mais rôle d'infusoire.

À rire en plein soleil croyez bien dépensés
Les lugubres instants d'un monde provisoire,
Et n'enlaidissez pas comme les gens sensés.




Tsigane

Dans la course effarée et sans but de ma vie
Dédaigneux des chemins déjà frayés, trop longs,
J'ai franchi d'âpres monts, d'insidieux vallons.
Ma trace avant longtemps n'y sera pas suivie.

Sur le haut des sommets que nul prudent n'envie,
Les fins clochers, les lacs, frais miroirs, les champs blonds
Me parlent des pays trop tôt quittés. Allons,
Vite ! vite ! en avant. L'inconnu m'y convie.

Devant moi, le brouillard recouvre les bois noirs.
La musique entendue en de limpides soirs
Résonne dans ma tête au rythme de l'allure.

Le matin, je m'éveille aux grelots du départ,
En route ! Un vent nouveau baigne ma chevelure,
Et je vais, fier de n'être attendu nulle part.




Délabrement

Comme un appartement vide aux sales plafonds,
Aux murs nus, écorchés par les clous des peintures,
D'où sont déménagés les meubles, les tentures,
Où le sol est jonché de paille et de chiffons,

Ainsi, dévasté par les destins, noirs bouffons,
Mon esprit s'est rempli d'échos, de clartés dures.
Les tableaux, rêves bleus et douces aventures,
N'ont laissé que leur trace écrite en trous profonds.

Que la pluie et le vent par la fenêtre ouverte
Couvrent de moisissure âcre et de mousse verte
Tous ces débris, horreur des souvenirs aimés !

Qu'en ce délabrement, une nouvelle hôtesse
Ne revienne jamais traîner avec paresse,
Sur de nouveaux tapis, ses peignoirs parfumés !




Sonnet métaphysique

Dans ces cycles, si grands que l'âme s'en effraie,
L'impulsion première en mouvements voulus
S'exerce. Mais plus loin la Loi ne règne plus :
La nébuleuse est, comme au hasard, déchirée.

Le monde contingent où notre âme se fraie
Péniblement la route au pays des élus,
Comme au-delà du ciel ces tourbillons velus
S'agite discordant dans la valse sacrée.

Et puis en pénétrant dans le cycle suivant,
Monde que n'atteint pas la loupe du savant,
Toute-puissante on voit régner la Loi première.

Et sous le front qu'en vain bat la grêle et le vent,
Les mondes de l'idée échangeant leur lumière
Tournent équilibrés dans un rythme vivant.




Heures sereines

À Victor Meunier

J'ai pénétré bien des mystères
Dont les humains sont ébahis :
Grimoires de tous les pays,
Êtres et lois élémentaires.

Les mots morts, les nombres austères
Laissaient mes espoirs engourdis ;
L'amour m'ouvrit ses paradis
Et l'étreinte de ses panthères.

Le pouvoir magique à mes mains
Se dérobe encore. Aux jasmins
Les chardons ont mêlé leurs haines.

Je n'en pleure pas ; car le Beau
Que je rêve, avant le tombeau,
M'aura fait des heures sereines.