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Émile BLÉMONT, La Désespérée
À quoi tient l’Amour, 1903


I


Jacquelin avait vingt-quatre ans ; il voulait être attaché d’ambassade, et il se trouvait à Londres pour apprendre l’anglais.

Sous les pluies interminables qui, là-bas, pendant les jours ternes, tombent lentement, longuement, tristement, du ciel couleur de plomb, il attendait, en lisant Shakespeare ou Dickens, en écoutant le babil des enfants roses, l'épanouissement tardif d'un pâle rayon d'après-midi.

Enthousiasmé par la franchise cordiale des jeunes filles et par les allures viriles des jeunes hommes, la brutalité native du caractère britannique l'épouvantait bien à l'occasion ; mais quand, par une éclaircie, il se promenait dans les parcs verts ou sur la Tamise, regardant filtrer à travers les nuées la fraîche et prismatique lumière du soleil, il ne maudissait guère son exil et acceptait en philosophe son isolement passager. Il s'était composé, d'ailleurs, un bouquet de platoniques amours, et ces fleurs idéales le berçaient de leur léger parfum.

Mais cela ne suffit pas longtemps à un jeune homme qui a du sang gaulois dans les veines.

Vers le soir, Jacquelin parfois sortait machinalement, et marchait jusqu'au cœur de la grande ville, poussé par les instincts profonds. Les cabs, avec leur cocher barbu hissé sur le haut siège de derrière, leurs deux grandes roues ferrées et leurs deux petites lucarnes vitrées, filaient rapidement dans la sonorité des chaussées larges. Les omnibus bariolés cahotaient lourdement, tandis que les conducteurs criaient à tue-tête « Bank ! Bank ! » Les voyageurs, leur éternel parapluie au poing, montaient et descendaient, comme des seaux le long d'un puits. Les passants, pressés, affairés, allaient, venaient, se croisaient, s'éloignaient à travers les lueurs rougeâtres, par la brume et les ténèbres. Jacquelin vaguait, prêtait l'œil et l'oreille à tout sans se fixer à rien, fatiguait sa fièvre, et cherchait dans la lassitude un refuge contre les désirs malsains.

Une nuit, vers onze heures, il s'était arrêté, très las, dans une des rues qui avoisinent Trafalgar-Square. Appuyé contre une grille, il respirait, sans aucune pensée, l'air humide. Personne ne passait ; entre les roulements lointains et les rumeurs confuses, un silence relatif régnait autour de lui. Il eut quelques minutes d'anéantissement. Il se redressait déjà et se préparait à rentrer au logis, quand il vit émerger de l'ombre et venir de son côté une forme féminine.

Il attendit et regarda.

C'était une jeune fille, presque une enfant. En un clin d'œil, il sut qu'elle était simplement mais bien vêtue, souple, gracieuse et belle. Il tressaillit, son regard prit une chaude acuité. La passante le considéra, lui adressa vaguement une muette interrogation, puis laissa aller à lui un sourire tristement amical.

« Vous êtes belle comme l'Espérance », fit-il.

Elle répliqua : « Dites plutôt comme le Désir. »

En causant, il l'accompagna.

« Je ne veux rien de vous, sachez-le bien, ajouta la jeune femme ; votre figure me plaît, le son de votre voix aussi ; causons, si vous voulez. Je puis même vous offrir le thé chez moi ; vous partirez, après une bonne poignée de main ; ce sera tout ! »


II


Elle demeurait dans un quartier discret et tranquille. Après avoir gravi les quatre ou cinq marches qui donnent accès aux maisons anglaises, il entra dans le petit parloir du rez-de-chaussée. Un guéridon, des meubles de bon goût, quelques tapisseries, des tableaux religieux. Une vieille servante apporta le thé.

La jeune femme regardait Jacquelin avec une curiosité bienveillante, mais sans provocation aucune. Elle lui faisait très doucement des questions sur son passé, sa famille, lui demandant avec insistance mille détails, mille puérilités même, et l'écoutant, avec une sorte de tendre et sérieux intérêt, raconter des histoires, des folies enfantines, les chansons dont sa mère l'avait bercé, les étranges visions qui avaient hanté ses premiers rêves ; comment le soir son père le faisait jadis sauter sur ses genoux, le couchait dans un petit lit de fer à pommes d'or, et l'endormait au sein d'une histoire fantastique ; puis comment il avait été une fois très gravement malade, et s'était réveillé entre ses parents, qui, tout en lui souriant, pleuraient d'angoisse, pendant que sa petite sœur courait et chantait dans la chambre voisine, comme si elle avait eu les ailes et l'âme d'un oiseau.

« Ainsi vous avez une famille qui vous adore et que vous aimez ! » dit la jeune femme, quand il se tut après les mille bavardages sollicités par elle.

Il y eut un silence ; elle semblait rêveuse et inquiète.

Elle se leva.

« Adieu ! reprit-elle tranquillement ; si vous aviez été malheureux, je vous aurais proposé… Mais je vais vous sembler folle. Eh bien oui ! je vous aurais proposé, quelque étrange et invraisemblable que cela puisse vous paraître, d'en finir ensemble, ici, ce soir. Nous nous serions aimés là-bas, autre part, je ne sais ou, très loin. Mais vous ne comprenez pas, peut-être parce que vous êtes Français. Adieu ! »

Et, comme il allait partir, plein d'une stupeur mal dissimulée :

« Voulez-vous que je vous embrasse ? » fit-elle.

Elle l'embrassa sur le front, simplement, avec une sérénité grave.

Puis :

« Au fait, dites-moi où vous demeurez ; je vous enverrai une fleur ou un livre, un jour que je penserai à vous. »


III


Il s'en alla, songeur ; et, en vrai Parisien, il crut avoir été mystifié. Il eut un doute, puis un éclat de rire, rentra accablé de fatigue, dormit sans rêver, et le lendemain pensa à autre chose.

Un mois plus tard, il reçut une belle pensée de velours sombre dans une lettre ou il lut ces mots :

« Vous êtes un de ceux que j'aurais pu aimer et dont j'aurais pu être aimée, n'est-ce pas ? Vous m'avez donné une heure de votre vie, et, ma folie, vous l'avez excusée. Je vous envoie cette fleur, car je me décide à m'en aller de ce monde, cette nuit, toute seule. C'est ma faute ; j'ai mal choisi, je suis abandonnée. Je ne sais pourquoi je voudrais que vous pleuriez en lisant ceci. Adieu, ami ! vivez heureux. Si les morts peuvent quelque chose pour les vivants, je vous promets de ne vous point oublier. »

Un quart d'heure après avoir lu ce billet, Jacquelin entrait dans le petit parloir orné de tableaux religieux. Elle était réellement morte. Il se pencha sur elle, baisa ses lèvres décolorées, et pleura.