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Clovis HUGUES, Le Petit sou
Poésies choisies, 1886


Pourquoi ce pauvre enfant, si charmant et si doux,
Dont la petite main guettait mes petits sous,
Reste-t-il de la sorte, avec sa sombre grâce,
Au fond de ma pensée où tant d'oubli s'amasse ?
Il tremblait, ce soir-là, comme un oiseau frileux.
Des pleurs mal essuyés flottaient dans ses yeux bleus.
À travers ses haillons je voyais sa chair rose.
Oh ! les enfants sur qui la misère se pose !
Oh ! les chers petits cœurs pleins d'un précoce ennui !
Je me mis à le plaindre, à causer avec lui.
Il faut bien quelque amour aux êtres qu'on repousse.
Alors l'enfant me dit avec une voix douce :
« On a porté mon père au grand jardin des morts.
Puis des gens sont venus qui nous ont mis dehors
Avec ma mère, un jour que la rue était blanche.
Il faisait neige et froid, bien que ce fût dimanche.
Nous nous sommes couchés dans un coin. J'avais faim.
Un pauvre comme nous m'a donné de son pain.
J'ai toujours peur, la nuit, qu'un ogre me dérobe :
Ma mère, qui m'avait entouré de sa robe,
Pour m'échauffer un peu se donnait bien du mal.
Elle pleurait. Depuis elle est à l'hôpital.
Une vieille m'apprend à demander l'aumône.
Elle est méchante avec son visage tout jaune !
Et quand je ne dis pas aussi bien qu'il le faut :
Un petit sou, monsieur, pour être heureux là-haut !
Elle me bat très fort et me met à la porte,
Après avoir compté les sous que je lui porte.
Je ne suis pas de ceux qui font de mauvais tours.
Mais je suis si petit qu'on me frappe toujours
Et que je n'ai jamais ni billes ni galettes.
Lorsque je serai grand et fort comme vous l'êtes,
Je m'en irai bien loin. Je ne sais pas pourquoi
Les enfants dans leurs jeux ne veulent pas de moi,
Me parlent durement, chaque fois que je passe,
Et me montrent du doigt quand ils sortent de classe.
On me battra ce soir. Pour être heureux là-haut,
Un petit sou, monsieur... Je le dis comme il faut. »
Et depuis le moment où dans sa main qui tremble
Mon aumône et mon cœur furent tombés ensemble,
Tous les jours le débile et souffreteux enfant
Au-devant de mes pas accourut, triomphant !
Hélas ! il doit souffrir de mes longues absences,
Maintenant qu'on était de vieilles connaissances.
Car, avant de voler au peuple souverain
La loi qui burinait sur ses tables d'airain,
Au monde son tonnerre, à la France son glaive,
Sans pitié pour l'enfant qui passe dans mon rêve,
On nous a pris, à l'heure où le ciel est si doux,
À moi son frais babil, à lui mes petits sous !

     Marseille, fort Saint-Nicolas, septembre 1871