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René DESJOLLES, Intérieur
Mélanges,1980-1982


Le mur s’enfonce en coin dans le vide. Mais il n’y a pas de vide. On sait seulement que la pièce est en forme de trapèze. Encore le trapèze a-t-il forme irrégulière et comme tronquée puisqu’on n’en voit pas la base, sauf aux pans extrêmes du regard tenu droit devant soi, quelques cinquante centimètres à gauche de l’axe vertical partageant l’encoignure.

On lève les yeux.

Voici le cadre brun foncé de l’entassement pierreux figuré jadis à la gouache. Le noyau ferromagnétique, tel un étau de menuisier blanc jaune, tranche sur la masse compacte et cellulaire aux éléments ovoïdes. Au centre même, deux taches blanches flottent semblables au germe biparti d’un œuf visible dans la clôture d’une lucarne minuscule. Le dehors, du reste, n’est pas manifeste, baigné dans le même brouillard laiteux. Inquiétante à la lisière droite, une masse plus sombre, éclat de silex, de nuit, cognée préhistorique, lame néolithique à usage incompréhensible, est là sans raison supportant à la faveur du rapport de couleur un globe amputé partiellement de sphéricité. Puis, oblongue, nue, désolée, une chose non minérale pend et finalement se pose sur une enclume coudée frangée d’or terne. Trois brillants au centre, écaillés de lumière venue d’on ne sait où. Deux veines, l’une elliptique, l’autre comment ne pas dire encore coudée, dans l’étalement jaunâtre, fracturé. Dans les anfractuosités, on ne sait quelle nuit.

Nulle tête humaine.

Nul désir.

Au jour, la lumière n’est plus la même. Elle ricoche dans la pièce voisine, puis, diffuse, s’étale sur presque tout le mur de droite dans la chambre, laissant à droite encore un pan plus sombre, et dépassant l’angle doux, atteignant le milieu du panneau qui s’enfonce dans l’encoignure. Le plafond, frangé d’ombre et de traces grisâtres où paraissent quelques filaments de poussière doucement remués par l’air chaud en ascension, pointe à la rencontre du coin où l’on croit que les choses se partagent. La signature en blanc hier n’était pas visible. Des points étalés. Des éclats dont le premier se détache pour peu qu’on devine sa rondeur, sachant seulement que le deuxième comporte deux pics et que la suite indifférenciée résulte de l’alignement de quatre chiffres, le dernier seul signifiant une date. Plus bas, vers la gauche, le regard accroche l’amoncellement granuleux, la rocaille multicolore traversée d’une centaine d’orifices, certains comme des yeux. Neuf cordes ténues y pendent, ne pouvant soutenir à cause de leur disposition non géométrique la masse agglomérée, et n’ayant aucun point d’attache à quoi tenir.

Derrière flotte une myriade de nœuds microscopiques violets semblables à des constellations négatives dont la source, en bas et à droite, d’une extrême densité, pèse.

Les murs eux-mêmes, couverts d’une jungle uniforme d’entrelacs floraux, ici d’un blanc grisé par l’ombre, là-bas tatoués d’orange verdi coupé net par l’encadrement de la porte invisible, n’apparaissent ni parallèles ni perpendiculaires.

On navigue dans l’espace. Espace non orthonormé, n’étaient ces angles durs qui ouvrent une perspective blanche où surgit une autre image. Au sol, gris d’abord, plus loin à damiers, traînent des lambeaux de clarté solaire déchiquetée par l’entrecroisement des barreaux de la chaise. Deux éclairs. Deux étoiles, proches aussi, accrochées aux ciseaux, et trois autres ensuite à la paroi de verre.

Tout reste immobile, absolument.

Seuls les arbres font des éventails d’ombre qui balaient le sol.

Le soir, des prairies douces courent sur les murs où s’entremêlent des éclaboussures de couleurs. Puis, comme une lune éclose sur la tige orange du support, la lampe aveugle tout en étalant à sa droite et à sa gauche deux plages aux contours diffus de clarté blanchâtre. L’escalier rose et vert descend sur le papier gondolé dans lequel on peut voir à la rigueur un rectangle de chair exsangue, granuleuse, marquée d’une cicatrice, et du reste immaculée. Trois lignes à peine construisent l’espace sans jamais que l’angle droit n’ordonne leur parfaite symétrie. Ici l’ombre, ici la lumière. Ici, le bouquet somptueux du peintre flamand, qui flambe dans la vasque jaunâtre d’un feu mal éteint. Plus bas, la rose universelle penche sa tête au milieu du papillotement des feuilles. Elle songe. Elle est triste en son cadre de deuil. L’autre bouquet, trop haut, oblige à forcer le regard qui endolorit l’œil. Misérable, défraîchi, le rideau pend. Le temps que naisse et disparaisse un rond de fumée, ces verticales imperturbables lacèrent le vide, à demi cachées par la porte.

Des coins plus sombres, là-bas, se devinent.

Des traces au sol.

Rien qu’une mouche vole.